• Mathesis universalis : itinéraire historique de la perte de soi et de l'égarement

    Cette rubrique "Mathesis universalis" constitue donc l'aboutissement (assez maigre) des réflexions menées sur les divers blogs portant ce titre.

    Ce nom (en deux mots) possède pour moi une force de fascination que rien ne peut éteindre ; Brunschvicg y verrait sans doute (il y a vu d'ailleurs, on a des passages assez clairs là dessus) une survivance "folklorique" des naïvetés du passé, auxquelles le grand Descartes encore a pu céder (puisque c'est lui, avant Leibniz, et d'un point de vue bien différent) qui a repris ce vieux projet parmi toutes les "pansophies" du Moyen Age pour le transformer en l'idée d'une science une et universelle (ce qui d'ailleurs est à mon avis loin d'être une naïveté) : puisque l'humaine sagesse est une, alors la science doit être une.

    Mais selon Descartes, la raison humaine est certes toute puissante en son empire, mais celui ci est borné de limites infranchissables. Et lorsqu'il aborde aux rives de la métaphysique, avec le Discours et les Méditations, les pensées des Regulae, et avec elles la Mathesis universalis, tombent dans l'oubli définitif (avec d'ailleurs les premiers manuscrits des Regulae, qui seront retrouvés bien plus tard, par une coïncidence presque...miraculeuse). Personne n'a songé à les réveiller depuis...et quant à nous nous ne nous sentons pas de taille pour cela.

    Quoiqu'il en soit, rappelons pour commencer que la visée de cette rubrique n'est pas scientifique mais philosophique, et donc dans notre "langage" religieuse. Mais il pourra s' y trouver des notes très techniques (et très désordonnées), puisque selon la conception de Brunschvicg dont nous voulons nous inspirer, le "changement d'axe" de la vie religieuse intervenu aux 16ème-17 ème siècles en Europe oblige ceux qui se soucient de philosophie et donc de vie spirituelle, et donc de vie religieuse, à déserter les églises et les synagogues et à consacrer tout leur temps disponible (qui hélas compte tenu des contraintes de la vie moderne se réduit comme une peau de chagrin) à l'étude des avancées de pointe en physique et en mathématique.

    Or ceci peut conduire à des réflexions désespérantes, voire désespérées. Car comme le notent les intervenants de la séacne du 2 juin 1962 à la société française de philosophie, consacrée au cinquantenaire du Grand Oeuvre de Brunschvicg , les "Etapes de la philosophie mathématique" (1912) :

    http://www.sofrphilo.fr/telecharger.php?id=65

    les progrès en mathématique depuis le début du 20 ème siècle ont été tellement intenses que personne ne peut plus se trouver dans la situation où se trouvaient Brunschvicg et d'autres assez rares philosophes : "nous en savons beaucoup plus qu'à l'époque de Brunschvicg collectivement, mais individuellement nous n'en saurons jamais autant que lui".

    Ou, en d'autres termes : du point de vue qui est le nôtre, l'étude des mathématiques, ou plutôt de LA mathématique, doit conduire à une vision "intuitive" de l'unité de l'intelligence, et de l'unité de celle ci avec la "Nature" (dans la physique mathématique). Mais comment pourrions nous embrasser cette unité du regard s'il nous est impossible d'avoir un panorama d'ensemble de LA mathématique, à cause de la complexité croissante de celle ci ?

    Mais ces réflexions désabusées sont peut être prématurées : car il s'est produit, juste à l'époque de la mort de Brunschvicg, un évènement capital dans la vie intellectuelle et donc dans la vie spirituelle-religieuse (pour ne pas parler de la vie tout court) : l'émergence de la théorie des catégories à partir de 1945 (et même 1942 ) avec les premiers travaux d'Eilenberg et Mac Lane.... un évènement dont curieusement les philosophes présents à la séance de 1962 ne parlent pas, sans doute parce qu'il était encore largement inaperçu, hors des cercles restreints de quelques spécialistes, d'ailleurs isolés de leurs collègues "working mathematician" se souciant fort peu de ces théories nouvelles, appelées dédaigneusement "abstract nonsense".

    Or la théorie des catégories permet, pour peu qu'on prenne la peine de l'étudier sérieusement , ce qui veut dire à fond, et réclame des travaux gigantesques, de retrouver l'unité de la vision intellectuelle d'ensemble de LA mathématique, en rapprochant, par des "foncteurs entres catégories", et des foncteurs (transformations naturelles) entre foncteurs, des domaines mathématiques en apparence très éloignés.

    Pourquoi nous sommes nous perdus dans la forêt profonde de l'Etre ? itinéraire de l'âme vers l'Enfer...

    Mais je voudrais, puisque l'optique envisagée ici n'est pas scientifique mais religieuse, revenir au thème principal de ce blog , à savoir tracer à mon tour, et très sommairement, après l'admirable livre d'Olivier Rey, qu'il faudra bien que je commente ici quand j'en aurai le temps, un itinéraire de l'égarement.

    Car reconnaissons le, et cela n'aura certainement pas échappé à la sagacité des rares lecteurs (et donc sagaces parce que rares) de ce blog, il existe une objection facile et évidente qui semble démolir dès le commencement les thèses fondatrices de ce blog. Cette objection, la voici, sous une forme simple, je me l'adresse à moi même:

    "vous dites que l'émergence de la science moderne en Europe, il y a 3 ou 4 siècles, signale l'instauration définitive de l'intellligence et de la raison humaine et sa prise de possession pleine et entière de son Royaume, allant de pair avec une émancipation de l'homme occidental, puis de l'homme tout court,  vis à vis des croyances et préjugés collectifs tribaux, émancipation prenant la forme d'une seconde naissance de l'humanité, d'une naissance spirituelle et définitive, sans possibilité de retour en arrière vers l'obscurantisme et l'ignorance des époques antérieures, seconde naissance dont le traité est le Discours de la méthode de Descartes...

    oui mais alors....comment se fait il que 400 ans plus tard tout aille si mal, et de mal en pis ? comment se fait il que la prétendue "expansion infinie de l'intelligence" dont vous parlez en prenant de grands airs n'ait mené en fait qu'à une augmentation illimitée de la bêtise, de l'immoralité, de l'inculture et de la méchanceté ? une bêtise où d'ailleurs se distinguent particulièrement ces occidentaux que vous semblez mettre sur un piédestal , ces masses abruties d'occidentaux, de "petits blancs" qui ne songent qu'au profit facile pour aller une ou deux fois par an se faire bronzer sur des plages exotiques , voire souiller les femmes de ces pays du Sud attirées par le clinquant de l'argent vite gagné et vite dépensé"...

    et bien sûr, notre interlocuteur imaginaire (mais qui peut bien vite devenir réel) de  poursuivre sur un autre terrrain , plus...disons plus glissant, et donc plus dangereux:

    "mais la vérité, c'est que vous êtes un pleutre, et un lâche ... vous êtes un raciste qui refuse de s'assumer clairement, vous refusez de quitter la position privilégiée qu'a donné à la race blanche la maitrise de la technoscience, en inventant une prétendue spiritualité à l'oeuvre dans la science, une prétendue religiosité qui n'existe que dans votre tête malade de petit juif blanc honteux... mais la science n'est que la création d'hommes avides et cruels voulant s'assurer la domination sur la nature, comme l'avouait clairement votre satané Descartes, qui au moins était plus courageux que vous, et sur les peuples non européens. La science c'est le colonialisme .... la spiritualité véritable n'a rien à voir avec le développement scientifique, mais est liée de manière indissoluble aux religions traditionnelles que vous méprisez parce que vous ne les connaissez pas, ou plus, infidèle que vous êtes à votre propre tradition, et surtout parce que vous êtes moralement incapable de suivre leurs préceptes et d'obéir à leurs Interdits, ceux auxquels obéissaient vos ancêtres que vous méprisez et qui pourtant vous sont bien supérieurs: leurs interdits alimentaires et surtout leurs interdits sexuels, si vous voyez ce que je veux dire....mais il existe une religion où subsiste une communauté véritable, une oumma, une communauté d'hommes et de femmes de tous pays et de toutes races....mais cette communauté n'est pas raciste, contrairement à vous, et même vous, oui même vous les infidèles, les fils de singes et de porcs, vous pouvez rejoindre cette communauté qui n'est autre que l'humanité de l'avenir, unifiée par l'obéissance aux commandements de Dieu...et si vous ne le faites pas à cause de votre ignoble orgueil de blancs, juifs ou chrétiens dégénérés et racistes, vous serez anéantis : personne ne peut lutter contre Dieu...et votre pauvre science humaine devra s'incliner devant la science divine, 'ilmu'llâh, à jamais transcendante et incompéhensible pour les pauvres humains que nous sommes et qui n'ont d'autre voie que l'obéissance et la soumission"

    mais stoppons là ! évidemment le trait est un peu forcé, très forcé même, et puis les critiques peuvent prendre des formes très différentes. Très peu de personnes oseraient ainsi dénigrer en bloc la science, à part peut être quelques "intégristes", religieux ou écologiques...et encore ! le discours le plus courant consiste plutôt à admettre les résultats de la science et leur validité, dans les limites de leur domaine de validité, voire même à suggérer que les avancées scientifiques sont les retombées de la connaissance "ésotérique" à propos des textes sacrés.

    Mais comment ne pas voir que la science est elle aussi créatrice de nouvelles superstitions et de nouveaux "fondamentalismes" si l'on n'en prend qu'une vue partielle, limitée aux résultats interprétés de manière réaliste ? car ceux ci ne se conçoivent que comme résultats justement, à la fin des longues "chaînes de raisons", ou de théorèmes, qui ont menés jusqu'à eux, théorèmes accompagnés de leurs démonstrations : car une proposition scientifique ne signifie rien sans sa preuve.

    De même il est facile de contester que "tout va de mal en pis", au nom du fantastique enrichissement et allongement de la durée et de la qualité de vie procurée depuis un siècle et demi à l'humanité, occidentale tout au moins, par les retombées de la science, en médecine, en agriculture, dans l'industrie, etc...

    Tellement facile que l'on s'abstiendra de le faire ici. Et d'ailleurs, plus généralement, nous sommes persuadés que même si l'on pouvait régler les principaux problèmes économiques , géopolitiques et sociaux qui se posent avec de plus en plus d'acuité, peu aurait été fait. Je ne dirai pas tout à fait que l'homme est un animal métaphysique, parce que je sais de moins en moins ce qu'est le "métaphysique" , mais il y a de ça.... l'être humain, jamais, ne se contentera de mener une vie réglée et "heureuse", pourvue à satiété de tout ce qui peut contenter ses divers appétits, à cause de sa fameuse négativité, ce "trou d'être", ce manque perpétuel qui n'est que le négatif du "divin".

    si vous pensez que tout ce qui importe, ou le principal, dans les affaires humaines, est du domaine du "social", alors vous perdez votre temps à lire ce blog : allez plutôt vous engager dans les équipes de Sarkozy ou d'Obama pour lutter contre les conséquences désastreuses de la "crise", car il y a du boulot...

    Non, personne ne conteste sérieusement les fantastiques progrès sociaux et économiques dûs à la technoscience, et donc à la science, mais beaucoup pensent , avec des arguments assez justes, que ces progrès n'ont concerné qu'une fraction de l'humanité, et se sont traduit pour l'humanité restante par un appauvrissement, ou une perte de l'identité traditionnelle.

    Et beaucoup pensent aussi que ces progrès "matériels" ont entrainé, ou se sont accompagnés, d'une "perte de sens", pour les peuples mêmes qui ont bénéficié de ces avancées.

    comme le dit Olivier Rey : comment la liberté sous la forme de l'autonomie promue par les Lumières a t'elle pu déchoir au niveau de la liberté de choisir son prochain lieu de vacances ?

    ou même, ajouterai je : son programme télévisuel de la soirée ?

    J'ai donc sans doute un peu forcé le trait plus haut, mais je n'ai pas inventé ni complètement faussé la donne existante...

    En fait d'ailleurs, la réponse à ces objections de formes paradoxales ou aporétiques est facile, et elle a déjéà été donnée ici, disséminée au fil de différentes pages.

    Si les hommes se sont avérés infidèles à l'idéal de pure rationalité du 17 ème siècle cartésien et spinozien, idéal appelé ici "Dieu des philosophes et des savants"c'est par faiblesse et impuissance : car la barre a été placée "trop haut", par Copernic déjà, qui a projeté la Terre dans le ciel , c'est à dire détruit la conception du monde précédente, celle du paganisme, qui coexistait avec la science islamique qui n'était autre qu'aristotélicienne, avec sa Terre "au plus bas", ses sphères planétaires, ses étoiles fixes, son "Dieu" doublement transcendant.

    Et projeter la terre dans le cile, cela veut dire que tout est ciel, ou que tout est terre, "ici bas" : pas d'au delà concevable comme "au delà " du monde de la physique.

    Ou encore, comme le dit Bergson cité par Brunschvicg :

    "Un Dieu impersonnel et qui ne fait pas acception des personnes, un Dieu qui n'intervient pas dans le cours du monde et en particulier dans les événements de notre planète, dans le cours quotidien de nos affaires, « les hommes n'ont jamais songé à l'invoquer ». Or, remarque Bergson, « quand la philosophie parle de Dieu, il s'agit si peu du Dieu auquel pensent la plupart des hommes que, si, par miracle, et contre l'avis des philosophes, Dieu ainsi défini descendait dans le champ de l'expérience, personne ne le reconnaîtrait» "

    La "barre" a été placée trop haut en ce sens que tous les "appuis traditionnels" (au delà, jugement dernier, enfer, paradis, post mortem, justice divine, etc...)ont été enlevés d'un seul coup !

    pas étonnant alors que l'homme, le petit homme, celui qui s'effraie des espaces infinis comme de n'importe quelle catastrophe naturelle susceptible de rayer en une seconde sa petite vie, se soit réfugié dans...des dérivatifs, des loisirs, en tout cas des moyens de fuir la "révélation" du Dieu des philosophes et des savants : ce sont les différentes idolâtries et superstitions, parmi lesquelles bien sûr la plus courante est celel des "gadgets" offerts par la technoscience.

    Car ce "Dieu", qui n'intervient pas dans l'Histoire, qui ne nous connaît pas par notre nom , que nous ne "rencontrons" pas en tant qu'individus, en face à face, mais d'esprit à esprit, donc dans notre dimension trans-individuelle,  ne réclame rien moins qu'un héroïsme de la Raison, celui auquel invitait Husserl en 1936-37 dans la "Crise des sciences européennes".

    Or, que l'homme, dans sa situation-dans-le-monde préphilosophique, soit faible, c'est une vérité mise en avant depuis toujours par le christianisme. Elle fait l'objet d'un film fabuleux, prodigieux, très "chrétien" dans l'esprit : "Bad lieutnant", d'Abel Ferrara, sorti au début des années 90. C'est d'ailleurs la substance de l'aveu que fait le magistral acteur Harvey Keitel au cours de la scène où il a l"illlusion de parler au Christ : "je suis trop faible, si tu ne m'aides pas je ne peux rien".

    C'est, si l'on veut, le dernier mot de la Foi.

    Mais la foi est un luxe que beaucoup ne peuvent plus se payer, et notamment les junkies : aussi, si la foi qui sauve n'intervient pas rapidement, passe t'on immédiatement de l'aveu de faiblesse à l'aveu du désespoir, comme dans ce dialogue entre l'inspecteur toxico, Harvey Keitel, et son "amie" blonde qui lui prépare sa seringue :

    "les vampires sont plus heureux que nous, ils ne se nourrissent pas de leur propre substance, eux...il te faut manger tes jambes pour te lever et marcher...bientôt tu seras complètement oublié"

    Or, on comprendra que nous ne puissions pour notre part en rester à ce dernier mot.

    L'explication que nous voulons apporter au "tout va de mal en pis" tourne autour de la mondialisation et de sa fausse conception de l'universel : l'universel abstrait, "ensembliste", celui aussi de la "oumma" (pseudo) universelle, de l'humanité conçue comme un ensemble, une collection.

    Nous verrons, dans un autre article, que la mathématique, qui est une pensée et non un calcul ou un instrument, offre les ressources pour comprendre la nature de ce faux universel "ensembliste," et l'alternative, sous la forme de l'universel concret offert par la théorie des catégories.


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :