• Cette observation fulgurante de Brunschvicg, tirée du chapitre final de "Raison et religion", me fait toujours le même effet, à chaque fois que je la lis ou que j'y pense : "sensation" contradictoire de feu et de glace, mais sensation intellectuelle, non pas vitale ni psychique ; c'est d'ailleurs la raison pour laquelle je la fais figurer en présentation du blog, et j'ai eu le plaisir, lors de la journée Brunschvicg du 6 février dernier, de constater que je ne suis pas le seul à ressentir cet effet, puisque Frédéric Worms l'a citée de manière admirative, ce qui a conduit un autre conférencier à souhaiter la publication d'un florilège de ces citations de Brunschvicg, qui orientent l'esprit de manière si spécifique et si profonde. La voici, cette citation :

    «Il est malaisé de décider si l'armée des vivants peut avoir l'espérance, suivant la magnifique image que nous a proposée  Bergson, de "culbuter la mort"; mais, puisque le salut est en nous, n'est il pas assuré que l'armée des esprits débouche dans l'éternité, pourvu que nous ayons soin de maintenir à la notion d'éternité sa stricte signification d'immanence radicale ? »

    Je décèle deux mouvements contraires dans cet admirable concerto philosophique de deux lignes: Brunschvicg joue d'abord "profil bas" , pour ne pas attaquer trop durement Bergson, qu'il admire....mais nous savons bien que l'espérance, la vie, la mort, ne représentent pas pour lui le domaine primordial : aussi se modère t'il prudemment, avec le "il est malaisé de décider"...pour un peu, on se croirait chez un nouveau philosophe à la BHL : crises et chochottements !Mort de rire

    Mais voici que le Brunschvicg véritable reprend le dessus, aussitôt après le "mais" : la forme interrogative : "n'est il pas assuré ...?" est là encore une concession à la politesse bourgeoise qui convenait à l'époque à ses lecteurs , nous sommes dans les années 30... mais en réalité, ce que veut dire Brunschvicg, en bon cartésien, et aussi en bon mathématicien, c'est que l'espérance, "ce qui est malaisé à trancher", voire impossible, ce qui se discute toujours, ce pour quoi on peut toujours trouver le pour et le contre, tout cela ne concerne pas le philosophe , tout au moins au niveau de la vie spirituelle, celui de l'engagement de toute une vie : c'est la certitude qu'il nous faut !

    Cette phrase peut donc se retraduire ainsi, mais évidemment elle y perd toute sa fulgurance :

    Il est certain, d'une certitude apodictique, qu'il existe une voie , et une seule, pour sortir de l' enfer de la Nature et de la vie naturelle, damnation qui est le lot de tous les vivants,  et s'établir dans l'éternité véritable, qui est immanence radicale de l'esprit à lui même, identité de l'essence et de l'existence, et n'a absolument rien à voir avec cette fausse éternité, imaginative et délirante, que serait une "vie" , ou l'analogue d'une vie, qui ne finirait jamais !

    notons d'ailleurs que cette "éternité" ne serait pas symétrique : elle s'étendrait indéfiniment dans le futur, mais dans le passé serait bornée par la naissance. C'est ce qui a conduit certains pseudo-penseurs à enfourcher le cheval de la réincarnation......

    Cette déclaration de Brunschvicg est bien proche de celles du Bouddha, qui lui aussi affirme à ses disciples qu'il connait le remède aux souffrances du Samsâra, la voie de la méditation et de l'action qui mène à la délivrance, au Nirvana...mais la voie philosophique, que nous appelons ici celle de la mathesis, est entièrement différente de toutes les voies orientales, qui certes peuvent avoir leurs bienfaits, mais ne sauraient être valables pour nous autres qui venons après Descartes et Copernic, qui ont définitivement fait descendre la Vérité du ciel en terre.

    L'armée des vivants ? mais il ne peut y avoir UNE armée des vivants, puisque par définition les vivants sont en lutte perpétuelle pour la survie.

    Inutile de se voiler la face : la Nature n'est pas une mère bonne, mais une cruelle marâtre qui encourage ses enfants à se battre à mort et à s'entredévorer. Et Schopenhauer fait observer très justement que la thèse leibnizienne du "meilleur des mondes possibles" doit être inversée : le monde, la Nature, ce que nous n'avons pas fait, est la pire nature possible compatible avec l'existence d'êtres vivants. Pire au sens de dureté des conditions de vie et souffrance pour les vivants, en moyenne...car bien sûr, les forts, les gagnants du jeu de la vie, ont des conditions de vie nettement plus facile que la moyenne. N'est ce pas, Monsieur K. ? n'est ce pas Monsieur Julien D. ?Clin d'oeil et le groupe de rap américain Fifty Cent traduit cette situation de manière limpide : "get rich or die trying". Telle est le domaine de la vie, c'est à dire de la lutte pour l'existence :  la Nature.

    Nous aimons nous promener en forêt, n'est ce pas, tous autant que nous sommes, écologistes ou non....comme il est bon de s'enfoncer dans l'ombre profonde des arbres centenaires, avec la bien aimée à son bras, écoutant le chant si poétique des oiseaux, les douces colombes, la tourterelle, l'alouette qui monte vers le ciel, ces oiseaux que tous les poètes ont chanté.... et c'est alors que les amants, faisant quelques pas vers la grotte de verdure où ils pourront abriter et cacher leurs amours "naturelles", se souviennent des beaux vers de Lamartine : "O Temps suspend ton vol !"

    mais voici que les philosophes arrivent pour gâcher ce beau pique nique : Brunschvicg d'abord, qui déclare qu'entre Dichtung et Warheit, entre poésie et vérité, il faut choisir; et Schopenhauer, qui voit en ces forêts si douces aux amants le domaine du meurtre, où "le lierre s'enlace à l'arbre pour lui sucer son sang, sa sève". Et les poétiques oiseaux, ils sont d'une rapacité et d'une méchanceté inimaginable, car ils passent leur temps à chercher leur nourriture.

     Et d'ailleurs, je vais essayer de ne pas devenir inconvenant, mais que fait d'autre la bien aimée à son amant que le lierre à l'arbre, sous la cachette de verdure propice aux ébats et aux transports de Vénus ? Mort de rire c'est ici le lieu de faire un petit salut amical a Abe Sada, cette geisha japonaise qui en 1936 à Tokyo a étranglé son amant (qui était d'accord) , lui a tranché les parties intimes et a erré plusieurs jours, ayant son "trophée" en "lieu sûr" Mort de rire, avant d'être arrêtée. Aux policiers et juges éberlués et secrètement admiratifs, elle a déclaré qu'elle avait tué par amour, pour avoir son amant éternellement pour elle et avec elle, malgrés la mort inéluctable, et qu'elle connaissait maintenant le bonheur absolu, car elle était certaine qu'il était avec elle pour l'éternité. Elle est morte bien plus tard, vers 1989. Et elle a donc pu voir le film "L'empire des sens" (Ai no corrida : la corrida de l'amour) sorti en 1976, qui raconte son histoire..

    http://en.wikipedia.org/wiki/Sada_Abe

    Telle est l' armée des vivants ! Ah l'amour, l'amour, le saint amour qui meut les cieux...quel blasphémateur voudrait s'en prendre à ce dieu si cher au coeur des hommes et des femmes ?

    mais après tout nous devons être tolérants : peut être est ce la voie d'Abe Sada qui est la bonne pour accéder à l'éternité, et pas la voie de la mathesis ? si vous en êtes persuadés, en tout cas, ne perdez plus votre temps à lire ce blog écrit par et  pour des petits rationalistes frustrés et mesquins, privilégiant la pensée sèche et morte par rapport aux "élans du coeur et du corps", et dont se moquent les belles servantes thraces, avant d'aller danser enlacées aux bras de l'amant du jour...Mort de rire

    L'armées des vivants ne saurait exister : il y a des armées de vivants, contingentes, se formant au gré des alliances temporaires, dans la lutte perpétuelle pour la survie.

    Et tout ce qui vient atténuer les duretés de cette lutte vitale, les "droits de l'homme" par exemple vient d'une autre sphère : celle de l'esprit.

    L'armée des esprits, elle, ne saurait par contre être qu'unique... elle n'existe pas d'ailleurs, et n'existera jamais, ce serait l'humanité réconciliée, ayant échappé aux contraintes de la nature (extérieure, mais aussi intérieure : pulsions, sentiments, élans du coeur, envie de tuer le bien aimé, ou la bien aimée, pour le ou la posséder "éternellement") et de la vie, et unifiée non pas sous le règne de l'Esprit (formulation de forme trop monothéiste-religieuse) mais tout simplement dans l'esprit.

    Elle n'existera jamais dans le temps, et Brunschvicg nous en prévient d'ailleurs, car il ne saurait être question pour la philosophie de parler d'autre chose que des conditions actuelles, et d'ailler ainsi faire un tour à "Coucouville les nuées", comme dit Schopenhauer, ou dans le "Monde intelligible et transcendant".

    Et dans les conditions d'existence humaine incarnée, il y aura toujours des esprits, incarnés dans des corps, toujours susceptibles donc de recommencer la guerre vitale, ne fût ce que pour souffler la bien aimée du voisin...

    Et pourtant....et pourtant la certitude promise par Brunschvicg n'est pas une illusion, car toute illusion est de l'ordre du vital, et il y a un domaine qui n'est pas de l'ordre du vital, qui est supérieur au domaine de la nature et de la vie : l'ordre de l'esprit.

    il n'y a rien au dessus : pas de Dieu personnel, pas d'ordre de la charité : "l'esprit se refuse au Dieu du mystère comme au Dieu des armées" dit encore Brunschvicg (les armées, ce sont les armées de vivants).

    Il n'y a rien au dessus, parce que c'est l'esprit qui devrait abdiquer sa souveraineté pour "reconnaître" cet "au delà" : or l'esprit ne peut être que libre, et un être qui abdique librement sa souveraineté pour se soumettre à un autre être est supérieur à cet autre être; car il peut toujours reprendre sa liberté.

    Il n'y a rien au delà de l'ordre de l'esprit, mais il y a un ordre de l'esprit, qui est au dessus de l'ordre de la matière et de la vie, ne serait ce que parce qu'il la juge. Tout homme qui se suicide vraiment, non pas pour fuir la misère ou par folie ou détresse passagère, mais parce qu'il juge que sa  dignité exige ce suicide, prouve l'existence de cet ordre de l'esprit supérieur à la vie et à la Nature.

    De ces deux ordres l'Inde avait eu le pressentiment dans le Sâmkhyâ, avec la dualité de Purusha immobile (l'esprit, le soi) et Prakriti la danseuse Nature, qui danse éternellement pour le spectacle du Purusha.

    Mais c'est Descartes qui a trouvé la voie d'accès universelle à cet ordre de l'esprit, avec le cogito....


     


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  • Le livre de Jean-Louis Léonhardt évoqué dans l'article précédent : "Le rationalisme est il rationnel ?" est certes tout à fait intéressant, en particulier par la synthèse philosophique de la logique et de la théorie de la science d'Aristote qu'il présente, mais il souffre à mon sens d'une déficience qui condamne  à rester lettre morte les pistes qu'il propose comme alternatives à ce qu'il appelle  improprement "modèle rationaliste de la raison", et que j'appellerais pour ma part plutôt modèle dogmatique, ou naïf, ou positiviste, etc...

    Cette déficience, c'est qu'il ignore, ou plutôt qu'il minimise, l'importance de la révolution épistémologique, scientifique, philosophique, humaine, et pour tout dire spirituelle, qu'a été le 17 ème siècle européen  (précédé et annoncé par certains penseurs de la fin du Moyen age, comme Nicolas de Cuse).

    Il est très clair sur ce point, je cite ce qu'il dit au début du Chapitre 2 "Modèle de la raison rationaliste chez Aristote" page 23 :

    "tout travail historique impose un choix difficile : où commencer ? cette question est d'autant plus ardue à résoudre que ce livre est consacré à l'étude des modèles de la raison  sur la longue durée, plus de 2000 ans...je vais essayer de démontrer que la rupture de la Renaissance, avec l'introduction du langage mathématique , l'usage d'instruments d'observation et l'invention de la méthode expérimentale n'est pas une rupture significative du point de vue qui nous occupe, alors que de nombreux historiens des sciences y voient l'origine même de la science"

    certes il est toujours méritoire de tenter de s'opposer à une thèse majoritaire, mais j'ai bien peur qu'ici ce soit peine perdue, et d'ailleurs les tenants du changement de paradigme (paradigm shift) cher à Thomas Kühn ne forment pas un  camp homogène.

    Ici en tout cas , les travaux des historiens des sciences certes nous intéressent, mais notre point de vue est un peu différent : il est philosophique et religieux (sans aucun rapport avec ce que l'on nomme improprement "religions", qui n'ont rien de religieux).

    Voici ce que dit Brunschvicg au début du chapitre "L'univers de la raison" dans "Les âges de l'intelligence", et qui répond définitivement et réfute tous les essais de "démonstration" de Léonhardt :

    "On ne détruit que ce qu'on remplace. A l'instrument universel qu'avait l'ambition de constituer l'Organon d'Aristote, comme le Novum Organum de François Bacon, Descartes oppose, dans le Discours d'introduction à ses Essais de 1637, une méthode qui n'a plus rien à faire avec l'ontologie de la déduction ou avec l'empirisme de l'induction, qui l'éclaire entièrement, il nous en avertit, par la révolution que sa Géométrie accomplit à l'intérieur même de la mathématique : « J'ai seulement tâché par la Dioptrique et par les Météores de persuader que ma méthode est meilleure que l'ordinaire, mais je prétends l'avoir démontré par ma Géométrie . » Déjà dans les Regulæ ad Directionem Ingenii Descartes avait pris conscience du caractère propre à l'intelligence, tel qu'il se manifeste par une théorie des proportions et des progressions rendue totalement indépendante de la figuration spatiale, et qui consiste (suivant une formule mémorable, car elle est la clé de la science moderne et de notre civilisation) dans le mouvement continu et nulle part interrompu de la pensée . De cette transparence de l'esprit à lui-même se conclut « cette connaissance de la nature des équations qui n'a jamais été que je sache (écrit Descartes) ainsi expliquée ailleurs que dans le troisième livre de ma Géométrie "

    La révolution philosophique , qui est tout aussi bien scientifique puisque science et philosophie n'étaient alors pas encore disjointes, de Copernic, Galilée, Descartes et Spinoza s'oppose tout aussi bien au dogmatisme aristotélicien qui était celui de la scolastique qu'à l'empirisme naissant définissant la "méthode expérimentale" de Bacon, qui aboutirait au scepticisme de Hume, et rendrait nécessaire le redressement kantien.
     
    Mais Brunschvicg ne cesse non plus de nous avertir de l'ambiguïté du mot "raison", comme d'ailleurs de nombreux mots importants en philosophie, comme celui de Dieu, d'amour, d'âme, d'expérience ; le langage, les mots doivent être dépassé vers la sphère des idées, qui ne saurait non plus être réifiée de manière réaliste en un prétendu "monde intelligible" :
     
    "La raison délimitée par les principes et les cadres de la logique formelle, qui offre, comme disait Montaigne, « certaine image de prudhomie scolastique », rencontre le dynamisme constructeur de l'intelligence cartésienne, la fécondité infinie de l'analyse mathématique. Semblablement, en face de l'expérience telle que l'empirisme pur la conçoit, expérience passive dont l'idéal serait de rejoindre les données immédiates et de s'y borner, s'est constituée l'expérience active de la méthode expérimentale. Quand nous prononçons le mot de liberté, il importe de savoir ce que nous entendons par là, le mouvement de révolte contre la loi ou le labeur méthodique en vue de créer les conditions d'un ordre plus juste. Si l'amour implique dévoûment et sacrifice, il aura pour contraire moins la haine que l'amour encore en tant qu'instinct de convoitise et de jouissance. Dieu lui-même livre combat à Dieu, lorsqu'un Blaise Pascal, au moment crucial de sa vie religieuse, nous somme de nous décider entre le Dieu de la tradition judéo-chrétienne et le Dieu d'une pensée universelle : « Dieu d'Abraham, Dieu d'Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des savants. » Et comment ne pas nous rendre compte que notre destinée est engagée dans la manière dont nous nous comportons envers notre âme, selon que nous en rejetons l'image statique dans un au-delà inaccessible à nous-même ou que nous travaillons effectivement pour intégrer à la conscience claire le foyer de notre activité spirituelle ?"
     
    Or la sphère des idées est le domaine de la guerre, de la guerre véritable, qui est aussi une aventure d'idées : car le déchirement intérieur qu'induit la pratique de la philosophie, qui est  et ne peut être que révocation de l'amour du fini, définitisation, pour trouver le "vrai bien" de Spinoza qui est le Dieu des philosophes et des savants, ce déchirement inévitable et salutaire, ne peut mener qu'à la guerre de soi contre soi même, mais aussi, ne nous le cachons pas, contre les autres, contre le monde entier s'il le faut :
     
    "celui qui cherche la vérité sera l'ennemi des gens de sa maison....nul n'est prophète en son propre pays"
     
    de cette guerre véritable, le jihad an-nafs islamique offre une image trompeuse et travestie,  puisque l'idolâtrie coranique n'avait aucunement affaire avec la sphère  des idées, mais à celle des préjugés collectifs tribaux et ancestraux.
     
    Brunschvicg consacre principalement deux ouvrages, d'une portée philosophique et humaine incalculable , à ce travail de redressement du langage et de es ambiguïtés: "Les âges de l'intelligence", et, à la fin de sa vie : "Héritage de mots, héritage d'idées".
     
    Voici ce qu'il dit dans ce dernier ouvrage, qui est en quelque sorte son testament pour la postérité, et dont celle ci visiblement n'a tenu aucun compte sinon nous n'en serions pas là où nous en sommes : la citation se trouve au chapitre "Raison" :
     
    "Jamais ne s'est appliquée de façon plus juste et plus sinistre à la fois la parole que Vigny prête à son Chatterton, et qu'il serait utile de rappeler à chaque page, presque à chaque ligne, de notre étude : le mot entraîne l'idée malgré elle. Le Logos ne souffrait pas seulement de l'ambiguïté que nous avons eu l'occasion d'indiquer, signifiant indistinctement parole et pensée ; les Grecs y recouraient encore pour désigner le calcul d'un rapport déterminé ; d'où résulte que la grandeur incommensurable, une fois rejetée hors du domaine numérique, va encourir l'infortune d'être implicitement, inconsciemment, d'autant plus implacablement, réprouvée en tant qu'ineffable et en tant qu'irrationnelle. La confusion du langage menace de rendre irrémédiable le désordre des idées."
     
    Voilà qui explique sans doute la déchéance chrétienne, puis "romantique" du Logos, qui cesse d'être verbe intérieur, accessible uniquement à l'attention tournée vers l'intérieur, pour devenir un "Dieu" qui règne, à qui l'on obéit ou désobéit, une Personne divine : LE Logos.
     
    La même mésaventure arrive au mot νους qu'Aristote considère comme le "principe des principes" , et que l'on traduit généralement chez les modernes par "intuition", voire "intuition intellectuelle" chez les fichtéens; mais les mdoernes, à la suite de Kant, concluent à l'impossibilité d'une telle intuition....
     
    Jean-Louis Léonhardt propose quant à lui de la traduire par "intelligence", ce qui est une bonne initiative ; ce mot correspond effectivement à ce que tente de signifier Brunschvicg quand il parle de la méthode d'intelligence inventée  par Descartes (qui ainsi trouve ce qu'Aristote a vainement cherché), et il correspond aussi à ce que Brusnchvicg appelle "esprit".
     
    Mais ce même mot de νους connaît la même mésaventure que le Logos, au début d'Hermès Trismégiste cette fois, où il est évoqué en termes réalistes sous la forme d'un personnage divin gigantesque que rencontre le "disciple" dans une "vision" !
     
    Nous proposons donc quant à nous de fonder le rationalisme véritable sur le fondement (à chercher dans une exploration infinie) de l'idée correspondant au  mot de Mathesis.
     
    On peut indifféremment employer la forme développée de Mathesis universalis, qui est celle de Leibniz et Descartes, mais le mot universalis est en quelque sorte superflu....
     
    Il ne faut pas y voir une doctrine transcendante et ésotérique , mais l'idée et la notion même qui est visible derrière l'effort incessant de normativité rationnelle, à l'oeuvre depuis les premiers mathématiciens grecs, puis depuis 4 siècles, qui se trouve dans les travaux de la mathématique et de la physique mathématique (notamment depuis Fermat, en passant par Lagrange, Euler, Galois, Hilbert, et bien d'autres).
     
    La mathesis est la source, ce qui règle la production incessante des mathèmes (mathemata) et des théorèmes.
     
    J L Toussaint Desanti, dansune conférence de 1971 intitulée : "Remarques sur la notion de mathesis" met en doute l'unicité de celle ci : il y aurait selon lui,  ou du moins il y aurait probabilité que l'on puisse trouver, plusieurs mathesis au cours de l'histoire des mathématiques, et la mathématique des Egymtiens, ou des Hindous, ne serait peut être pas superposable à celle des Grecs ou des modernes.
     
    Mais les raisons qu'il invoque pour ce doute sont tellement faibles (pour ne pas employer une autre terminologie) que nous ne retenons pas ses objections : j'apprécie énormément Borgès, mais la fable de cet auteur sur la Bibliothèque de Babel qu'il invoque pour appuyer sa thèse ne me semble pas déterminante...
     
    certes il est vrai (tous les professeurs de mathématiques consciencieux le savent ) que certaines démonstrations de théorèmes classiques considérées comme valables au 19 ème siècle ne correspondent plus à nos normes de rigueur aujourd'hui. Toussaint Desanti en cite un exemple en l'accompagnant de cette remarque d'un mathématicien : "cette démonstration nous serait incompréhensible aujouird'hui".
     
    Mais je n'en tire absolument pas les mêmes conclusions quant à la prétendue pluralité de mathesis : il y a certes évolution, progrès incessant vers plus de rigueur et de perfection, dans la mathématique, mais ceci correspond justement à la trace historique d'une Mathesis de l'ordre du transcendantal.
     
    Ce que j'appelle Mathesis (ou Mathesis universalis) prend ainsi la place du Logos comme du concept (Begriff) hégélien, et je ne saurais mieux terminer cet article qu'en reprenant sous une forme modifiée la fameuse citation de Hegel sur le Temps :
     
    "Le temps est le Concept existant empiriquement " ("Der Zeit ist der daseiende Begriff")
     
    qui dvient donc :
     
    Le Temps est la Mathesis (universalis) existant empiriquement
     
     

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  • Par ces temps de crise, des scientifiques et des philosophes dynamitent le peu qui reste de l'aventure occidentale de la rationalité, mais leurs brûlots passent généralement inaperçus, ce qui est dommage.

    Car cette "crise" est d'abord une crise de la raison, et la première tâche pour en "sortir" (peut être ?) est de déblayer la route des ruines qui l'encombrent ....

    Le livre de Jean-louis Léonhardt : "Le rationalisme est il rationnel ? l'homme de science et sa raison" est important, et doit être lu et étudié patiemment, ici j'entends m'aider de certains de ses thèmes pour faire certaines mises au point.

    L'auteur est docteur en physique et mathématiques, et a travaillé au CNRS , sur la modélisation informatique de processus cognitifs complexes, comme l'apprentissage et le language. C'est l'échec et l'impossibilité de la modélisation de la pensée , qu'il a dû admettre, qui l'ont conduit vers la philosophie et l'étude du modèle aristotélicien de la science, déjà étudié par Granger.

    La conclusion du livre est claire et sans ambiguîté : le modèle dit rationaliste de la raison , inventé par Aristote et adopté par le monde occidental pendant près de 24 siècles, jusqu' à l'émergence de la physique quantique au vingtième siècle, ce modèle est insatisfaisant et doit être révoqué. Voici la phrase qui clôt le livre :

    "le modèle de la raison rationaliste est irrationnel en ce sens qu'il ne permet pas de décrire le monde tel qu'il nous apparaît à travers l'expérience. Le rationalisme reste une croyance encore commune et il s'agit d'un croire incroyable !

    ce que nous appelons science a changé radicalement de signification : la structure du discours scientifique contemporain impose une interprétation post-prédicative qui fait revenir la science dans le cadre de la philosophie. Grâce à l'interprétation ou herméneutique, voici que l'étonnement est de nouveau concevable...."

    certes nous ne pouvons que nous réjouir avec l'auteur de cette bonne nouvelle selon laquelle la science rejoindrait le cadre de la philosophie, qu'elle a quitté il y a 2 siècles....mais l'étonnement est il bien le premier moteur de la philosophie ? nous ne le croyons pas, c'est selon nous plutôt la déception, devant l'existence dite "naturelle", qui l'est...

    Je dois faire aussi d'emblée une remarque : c'est que si le rationalisme adopté par l'Occident depuis 24 siècles est refusé par l'auteur parce qu'il est irrationnel, il me semble que l'on ne peut voir là une condamnation du rationalisme en général, mais au contraire d'un renforcement et d'une adoption définitive de celui ci !

    refuser l'irrationnel, voilà ce qui définit le rationalisme ; et je puis donc rejoindre l'auteur en un rationalisme modifié, renforcé, purgé de toutes ses scories, et qui oblige à révoquer le faux rationalisme qui a régné jusqu'ici !

    Mais je dois souligner qu'il est dangereux et ambigü d'appeler le modèle révoqué "rationaliste", puisque c'est justement au nom du rationalisme véritable (toujours à trouver ou perfectionner) que nous le refusons !

    et une telle ambiguïté risque de faire le lit de l'irrationalisme ...

    Le modèle proposé par l'auteur comme alternative au modèle aristotélicien, appelé par lui (improprement à mon sens) "rationaliste", est le modèle dit "de la raison antagoniste" (il serait intéressant d'analyser ceci en relation avec ce que propose Stéphane Lupasco), qui émerge peu à peu grâce à la prise en compte de systèmes axiomatiques semblant contradictoires, après les différentes "crises de la raison".

    ainsi l'affaire des parallèles (à propos du postulat d'Euclide qu'il a reufsé de considérer comme un théorème : "par tout point il est possible de tracer une parallèle et une seule à une droite donnée ne passant pas par ce point") , qui dure depuis Euclide, se termine par la naissance des géométries non euclidiennes, au 19 ème siècle.

    Alors que l'humanité croyait naïvement, jusqu'à Kant y compris, que la logique avait été définitivement fixée par Aristote et la géométrie par Euclide, voici que le 19 ème siècle mathématique (et non pas philosophique) vient tout renverser de par l'émergence des géométries non euclidiennes (rendant faux le postulat d'Euclide) et celle des logiques mathématiques modernes, qui sont caractérisées par le formalisme, le relationnalisme, et le pluralisme du "principe de tolérance" de Carnap : il y a une infinité de logiques possibles, en choisir une est affaire de convention et d'utilité pratique.

    Puis arrive le 20 ème siècle et les révolutions en physique : relativité et quantas, qui viennent confirmer et renforcer les révolutions précédentes, en logique et géométrie : primauté de la relation sur la substance et la prédication, et mise en évidence d'une dualité irréductible, entre onde et corpuscule, donc d'un caractère antagoniste, sinon contradictoire, du réel lui même.

    Il est évidemment impossible de résumer ici même sommairement ce livre, qu'il est important de lire, ne serait ce que pour avoir une vue panoramique de la logqiue et de la philosophie de la science d'Aristote, qui ont imprégné je ne dirais pas la totalité de la philosophie occidentale (l'exemple de Brunschvicg est là pour le prouver) mais en tout cas la très grande majorité des scientifiques jusqu'à aujourd'hui, en tout cas dans leur "philosophie de la science" implicite et non éclaircie.

    Mais il est dommage que Brunschvicg ne soit pas une seule fois cité dans ce livre, alors qu'il s'agit du penseur qui a élaboré une critique implacable de l'aritotélisme et de son réalisme , notamment dans sa doctrine de la vérité-correspondance et dans sa conception réifiée de la raison, que met bien en lumière d'ailleurs le livre de Léonhardt : Aristote pense rendre compte du "réel-raison" grâce aux principes de sa logique (tiers exclus, principe de contradiction, etc..); en termes modernes, il mélange les axiomes (qui sont les premiers théorèmes, non démontrés, dont sont dérivés touts les autres) d'une théorie, et les principes comme fondement de l'activité théorétique, qui ne rentrent évidemment pas dans le formalisme de la théorie.

    Le changement de modèle (du modèle "rationaliste" au modèle antagoniste) correspond selon Leonhardt à un déplacement de la frontière entre énoncés rationnels et énoncés irrationnels).

    dans la conception de Brunschvicg, ceci est remplacé par l'opposition entre le logicisme, dogmatique et qui prétend enfermer l'activité de la raison dans un système fixe d'axiomes et de principes, et analyse mathématique, permettant d'inventer, de créer sans cesse du nouveau, sans pouvoir être enfermé dans un système rigide : la raison est cet acte intellectuel pur qui fait éclater tous les cadres qui prétendent l'enfermer.

    Alors quel est il, ce rationalisme par gros temps que nous essayons de caractériser ?

    le gros temps c'est d'abord la crise, qui n'est certainement pas contemporaine, en totu cas dans ses fondements ultimes, mais est là depuis toujours.

    l'Occident est crise..

    et j'aime ici à rappeler, comme toujours, l'étymologie du mot krisis (d'oû vient le mot "crise") :  du verbe krinô ; juger, discriminer.

    Donc, si comme nous le pensons à la suite de Brunschvicg, l'acte même de la raison est le jugement et l'analyse, alors il est clair que la raison est crise, et que si l'Occident véritable doit être fondé sur la raison comme refus et mise en doute des grands récits mythologiques et des rites orientaux, alors l'Occident est crise : il est donc vain de vouloir "sortir de la crise", bien au contraire il faut approfondir celle ci, s'enfoncer en elle jusqu'à son coeur : la vérité du cogito.

    Mais "par gros temps", cela vise à rappeler la fameuse petite fable d'Otto Neurath (créateur avec Carnap du Cercle de vienne) sur la civilisation scientifique vue comme un navire en haute mer, par tempête, qui fait eau de toutes parts : il est impossible d'espérer rentrer au port pour réparer en cale sèche, c'est donc en pleine tempête, "par gros temps", qu'il faut colmater au mieux les brèches...


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  • Dans ce poème magnifique du "Paradise lost", Milton a donné une illustration frappante de ce qui est dit dans l'article précédent ...

    bien sûr, comme Dostoïevsky, il ne peut assumer la nature profonde de son désir, de son idée : l'homme de foi en lui recule. Il écrit "Paradis reconquis", l'odyssée de Jésus après celle de Satan.

    Mais ses vers parlent pour lui : tous les commentateurs ont noté la nature mièvre, un peu méprisable, qu'il donne à Jésus, alors que Satan , dans le Paradis perdu, est admirable, courageux, fier,  risque-tout, refusant de supplier, de mendier.... un homme quoi, pas une lavette !

    Quel est le sens de ce poème ? on va le dire ici brièvement.

    Satan en révolte contre "Dieu", dans "Paradise lost", c'est l'homme en guerre, en rébellion contre la Nature !

    il arrive donc que Satan est le Dieu véritable, l'Idée de l'Homme, et Jésus le faux Dieu, le lâche...tout s'explique ! telle était la volonté profonde de Milton, et c'est ce que tous les "croyants de la vraie foi" lui ont reproché à demi-mot.

    Mais bien entendu, nous sommes ici dans le poème, dans l'image de la vérité, pas la vérité (qui est  l'objet du mathème, pas du mythème ou du poème).

    La Nature n'est pas créée, il n'y a pas de "Dieu" créateur de la Nature, ni de Jésus : il n'y a que Satan, c'est à dire l'Homme-Dieu en lutte contre la Nature, jusqu'à ce qu'il la détruise complètement pour la remplacer par sa création...

    illustrons ces vues par quelques vers admirables du Livre 1 de Paradise lost...en anglais d'abord, puis traduction, voir :

    http://www.dartmouth.edu/~milton/reading_room/pl/book_1/index.shtml

    http://visualiseur.bnf.fr/Visualiseur?Destination=Gallica&O=NUMM-101389

    La Nature extérieure où l'Homme Dieu (Satan) est "jeté" : une fournaise, un cachot : l'Enfer même :

    "At once as far as Angels kenn he views
    The dismal Situation waste and wilde, [ 60 ]
    A Dungeon horrible, on all sides round
    As one great Furnace flam'd, yet from those flames
    No light, but rather darkness visible
    Serv'd onely to discover sights of woe,
    Regions of sorrow, doleful shades, where peace [ 65 ]
    And rest can never dwell,
    hope never comes
    That comes to all; but torture without end
    Still urges, and a fiery Deluge, fed
    With ever-burning Sulphur unconsum'd:
    Such place Eternal Justice had prepar'd [ 70 ]
    For those rebellious, here
    thir Prison ordain'd
    In utter darkness, and thir portion set
    As far remov'd from God and light of Heav'n"

    traduction :

    "D'un seul coup d'oeil, et aussi loin que perce le regard des anges, il voit le lieu triste dévasté et désert : ce donjon horrible, arrondi de toutes parts, comme une grande fournaise flamboyait. De ces flammes point de lumière, mais des ténèbres visibles servent seulement à découvrir des vues de malheur ; régions de chagrin, obscurité plaintive, où la paix, où le repos ne peuvent jamais habiter, l'espérance jamais venir, elle qui vient à tous ! Mais là des supplices sans fin, là un déluge de feu, nourri d'un soufre qui brûle sans se consumer.

    Tel est le lieu que l'Eternelle Justice prépara pour ces rebelles ; ici elle ordonna leur prison dans les Ténèbres extérieures ; elle leur fit cette part, trois fois aussi éloignée de Dieu et de la lumière du ciel que le centre de la création l'est du pôle le plus élevé. Oh ! combien cette demeure ressemble peu à celle d'où ils tombèrent !"

    Satan, l'Homme-Dieu, l'homme libre et fier tel que n'avons plus les couilles de l'être, nous autres les pauvres ombres post-modernes occidentales, va t'il pleurnicher, réclamer les jupes de sa mère, se plaindre d'être victime de discrimination , réclamer ses "droits", une augmentation de salaire, un peu de confort pour supporter son horrible sort (qui est le nôtre, dans cette "Nature" que les écologistes veulent "protéger") ?

    NON ! voici le discours qu'il tient : les paroles d'un Homme fier, refusant de se prosterner, acceptant le malheur et plus tard le risque de l'anéantissement éternel et de la perte de son immortalité donc (puisqu'il a une nature angélique, donc immortelle ) :

    il interpelle d'abord l'un des ses compagnons, le premier qu'il entrevoit : Beelzebub (le Seigneur des mouches, celui qui a donné son titre au roman de William Golding):

    "If thou beest he; But O how fall'n! how chang'd
    From him, who in the happy Realms of Light [ 85 ]
    Cloth'd with transcendent brightness didst out-shine
    Myriads though bright: If he Whom mutual league,
    United thoughts and counsels, equal hope
    And hazard in the Glorious Enterprize,
    Joynd with me once, now misery hath joynd [ 90 ]
    In equal ruin: into what Pit thou seest
    From what highth fall'n, so much the stronger prov'd
    He with his Thunder: and till then who knew
    The force of those dire Arms? yet not for those,
    Nor what the Potent Victor in his rage [ 95 ]
    Can else inflict, do I repent or change,
    Though chang'd in outward lustre; that fixt mind
    And high disdain, from sence of injur'd merit,
    That with the mightiest rais'd me to contend,
    And to the fierce contention brought along [ 100 ]
    Innumerable force of Spirits arm'd
    That durst dislike his reign, and me preferring,
    His utmost power with adverse power oppos'd
    In dubious Battel on the Plains of Heav'n,
    And shook his throne. What though the field be lost? [ 105 ]
    All is not lost; the unconquerable Will,
    And study of revenge, immortal hate,
    And courage never to submit or yield:
    And what is else not to be overcome?
    That Glory never shall his wrath or might [ 110 ]
    Extort from me. To bow and sue for grace
    With suppliant knee, and deifie his power,
    Who from the terrour of this Arm so late
    Doubted his Empire, that were low indeed,
    That were an ignominy and shame beneath [ 115 ]
    This
    downfall; since by Fate the strength of Gods
    And this Empyreal substance cannot fail,
    Since through experience of this great event
    In Arms not worse, in foresight much advanc't,
    We may with more successful hope resolve [ 120 ]
    To
    wage by force or guile eternal Warr
    Irreconcileable, to our grand Foe,
    Who now triumphs, and in th' excess of joy
    Sole reigning holds the Tyranny of Heav'n."

     

    So spake th' Apostate Angel

    soit en français :" Si tu es celui... mais combien déchu, combien différent de celui qui, revêtu d'un éclat transcendant parmi les heureux royaumes de la lumière, surpassait en splendeur des myriades de brillants esprits !... Si tu es celui qu'une mutuelle ligue, qu'une seule pensée, qu'un même conseil, qu'une semblable espérance, qu'un péril égal dans une entreprise glorieuse, unirent jadis avec moi et qu'un malheur égal unit à présent dans une égale ruine, tu vois de quelle hauteur, dans quel abîme, nous sommes tombés ! tant il se montra le plus puissant avec son tonnerre ! Mais qui jusque alors avait connu l'effet de ces armes terribles ? Toutefois, malgré ces foudres, malgré tout ce que le Vainqueur dans sa rage peut encore m'infliger, je ne me repens point, je ne change point : rien (quoique changé dans mon éclat extérieur) ne changera cet esprit fixe, ce haut dédain né de la conscience du mérite offensé, cet esprit qui me porta à m'élever contre le Plus Puissant entraînant dans ce conflit furieux la force innombrable d'esprits armés qui osèrent mépriser sa domination : ils me préférèrent à lui, opposant à son pouvoir suprême un pouvoir contraire ; et dans une bataille indécise, au milieu des plaines du Ciel, ils ébranlèrent son trône.

    " Qu'importe la perte du champ de bataille : tout n'est pas perdu. Une volonté insurmontable, l'étude de la vengeance, une haine immortelle, un courage qui ne cédera ni ne se soumettra jamais, qu'est-ce autre chose que n'être pas subjugué ? Cette gloire, jamais sa colère ou sa puissance ne me l'extorquera. Je ne me courberai point, je ne demanderai point grâce d'un genou suppliant ; je ne déifierai point son pouvoir, qui par la terreur de ce bras a si récemment douté de son empire. Cela serait bas en effet, cela serait une honte et une ignominie au-dessous même de notre chute, puisque par le destin, la force des dieux, la substance céleste ne peut périr ; puisque l'expérience de ce grand événement, dans les armes non affaiblies, ayant gagné beaucoup en prévoyance, nous pouvons, avec plus d'espoir de succès, nous déterminer à faire, par ruse ou par force, une guerre éternelle, irréconciliable, à notre grand Ennemi, qui triomphe maintenant, et qui, dans l'excès de sa joie, régnant seul, tient la tyrannie du Ciel. "

    et plus loin : Satan accepte sans broncher sa situation de proscrit : là du moins nous serons libres, sans seigneur, sans chef, sans devoir obéir et servir...

    ou, comme le dit Brunschvicg :

    "Dira-t-on que nous nous convertissons à l'évidence du vrai lorsque nous surmontons la violence de l'instinct, que nous refusons de centrer notre conception du monde et de Dieu sur l'intérêt du moi ? ou sommes-nous dupes d'une ambition fallacieuse lorsque nous prétendons, vivants, échapper aux lois de la vie, nous évader hors de la caverne, pour respirer dans un monde sans Providence et sans prières, sans sacrements et sans promesses ?"

    la caverne c'est la Nature, l'enfer de Milton, ou Dante (un romancier noir américain avait décrit les USA dans un roman appelé "Le système de l'enfer de Dante")

    la philosophie, la Mathesis, nous permet d'échapper vivants aux lois de la vie, d'échapper, êtres naturels, aux lois de la nature....en les prescrivant comme "lois de la physique mathématique".

    On a beaucoup glosé sur la fameuse thèse cartésienne de la "création par Dieu des vérités éternelles"...

    dans notre système, il s'agit tout simplement de la création de la Mathesis universalis, donc des vérités éternelles de la mathématique et de la physique, par le Dieu-Raison, l'Homme -Dieu...

    tout s'éclaire...et le Dieu infini et incompréhensible de Descartes (resté trop chrétien) doit être réinterprété comme l'Idée (infinie) de l'Homme et de sa tâche infinie : la Mathesis universalis (la "science admirable" de Descartes)...

    mais lisons ces vers de Milton , les plus beaux sans doute en langue anglaise...

    "Is this the Region, this the Soil, the Clime,
    Said then the lost Arch-Angel, this the seat
    That we must change for Heav'n, this mournful gloom
    For that celestial light? Be it so, since he [ 245 ]
    Who now is
    Sovran can dispose and bid
    What shall be right: fardest from him is best
    Whom reason hath equald, force hath made supream
    Above his equals. Farewel happy Fields
    Where Joy for ever dwells: Hail horrours, hail [ 250 ]
    Infernal world, and thou profoundest Hell
    Receive thy new Possessor: One who brings
    A mind not to be chang'd by Place or Time.
    The mind is its own place, and in it self
    Can make a Heav'n of Hell, a Hell of Heav'n. [ 255 ]
    What matter where, if I be still the same,
    And what I should be, all but less then he
    Whom Thunder hath made greater? Here at least
    We shall be free; th' Almighty hath not built
    Here for his envy, will not drive us hence: [ 260 ]
    Here we may reign secure, and in my choyce
    To reign is worth ambition though in Hell:
    Better to reign in Hell, then
    serve in Heav'n."" Est-ce ici la région, le sol, le climat, dit alors l'archange perdu, est-ce ici le séjour que nous devons changer contre le Ciel, cette morne obscurité contre cette lumière céleste ? Soit ! puisque celui qui maintenant est souverain peut disposer et décider de ce qui sera justice. Le plus loin de lui est le mieux, de lui qui, égalé en raison, s'est élevé au-dessus de ses égaux par la force. Adieu, champs fortunés où la joie habite pour toujours ! Salut, horreurs ! salut, monde infernal ! Et toi, profond Enfer, reçois ton nouveau possesseur. Il t'apporte un esprit que ne changeront ni le temps ni le lieu. L'esprit est à soi-même sa propre demeure ; il peut faire en soi un Ciel de l'Enfer, un Enfer du Ciel. Qu'importe où je serai, si je suis toujours le même et ce que je dois être, tout, quoique moindre que celui que le tonnerre a fait plus grand ? Ici du moins nous serons libres. Le Tout-Puissant n'a pas bâti ce lieu pour nous l'envier ; il ne voudra pas nous en chasser. Ici nous pourrons régner en sûreté ; et, à mon avis, régner est digne d'ambition, même en Enfer ; mieux vaut régner dans l'Enfer que servir dans le Ciel."

    L'esprit est à soi même sa propre demeure : ce que peut m'apporter la Nature extérieure n'est rien, ne vaut rien, seul compte l'esprit, mon esprit....mon jugement !

    on n'a guère de peine à reconnaitre ici tout ce qui a été développé dans les articles précédents....

    le Dieu  "égalé en raison" mais que la force a rendu suprême : c'est tout simplement la Nature extérieure, ce que nous n'avons pas fait par nous mêmes (et qui n'a été créée par aucun Dieu)

    Nature qui peut certes toujours nous détruire (mais n'a aucun but ni désir ni volonté), un astéroîde fracassant notre planète y suffit amplement...Nature, Univers qui nous écrase...

    mais Brunschvicg nous dit alors :

    "de la vie qui fuit avec le temps la pensée a fait surgir un ordre du temps qui ne se perd pas dans l'instant du présent, qui permet d'intégrer à notre conscience toutes celles des valeurs positives qui se dégagent de l'expérience du passé, celles là même aussi que notre action réfléchie contribue à déterminer et à créer pour l'avenir. Rien ici qui ne soit d'expérience et de certitude humaines. Par la dignité de notre pensée nous comprenons l'univers qui nous écrase, nous dominons le temps qui nous emporte; nous sommes plus qu'une personne dès que nous sommes capables de remonter à la source de ce qui à nos propres yeux nous constitue comme personne...."

    la raison, la pensée nous "égale" en dignité à la Nature qui nous écrase...

    nous égale ? non, il faut ici quitter le poème !

    nous rend infiniment supérieurs à la Nature, qui peut certes nous anéantir, qui le fera, mais qui jamais ne peut nous enlever la dignité de notre jugement, de notre raison !

    Dieu, Idée de l'Homme, est Esprit, Pensée infinie !

    Mathesis universalis !

    nous ne devons pas être des cartésiens honteux : oui, la science , la philosophie nous rend maîtres et possesseurs de la Nature , ce qui veut dire :

    La Nature est jugée

    celui qui juge est infiniment supérieur à la chose jugée.... même s' il arrivera que la "chose" le fracasse et l'anéantisse...

    "j'ai vu le ciel s'éteindre comme une Pensée" (Kazantzaki)

     


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  • Nous sommes en guerre.

    Nous sommes en guerre depuis toujours.

    Qui ça, "nous" ? s'agit il d'un n-ième avatar du choc des civilisations ? non, rassurez vous !

    ou plutôt ne vous rassurez pas ! car ce n'est pas mon but de "rassurer".

    "Nous" c'est l'humanité ! l'humanité n'est pas unifiée mais elle est UNE, en droit.

    C'est, si vous voulez, l'homme en compréhension plutôt qu'en extension. Pas les misérables pleutres qui vacillent et gémissent sur la terre de souffrance, et dont je fais partie tout comme vous, cher lecteur, hypocrite lecteur, mon semblable, mon frère en désespoir et en déréliction.

    C'est l'homme conçu comme idée de l'homme.

    Idée partielle, provisoire, car l'Idée parfaite de l'Homme, c'est Dieu. Ceci est une définition, la première de toutes... la plus importante bien sûr.

    On comprendra dans ces conditions que je reste évasif sur les différentes humanités (Néanderthal, sapiens, etc...), ou plutôt espèces humaines, qui se sont succédées.

    La théorie de l'évolution darwinienne est  "vraie", en ce sens que c'est la seule théorie scientifique dont nous disposons sur ce sujet.

    Et quant aux neuneus créationnistes qui se révoltent contre le darwinisme, qui veulent faire entendre leur voix "alternative" (pour le moment, car s'ils avaient un jour le pouvoir, nul doute qu'ils changeraient de ton), il faut leur interdire de s'exprimer. Car ils pourrissent la jeunesse avec leurs thèses immondes et infantiles, voir :

    http://www.rebelles.info/article-28494198.html

    voilà ma façon d'être démocrate !

    je suis franc moi, et pour cause : je ne brigue aucun suffrage , aucun portefeuille , aucun poste avec "jetons de présence" et juteux bonus, aucun "fromage", comme on dit !

    les hommes se sont fait la guerre depuis toujours parce qu'ils ont toujours refusé d'accepter cette vérité, terrible il est vrai, et réservée aux âmes bien trempées, que l'homme est en guerre avec la Nature, et qu'il se définit ainsi. C'est bien pour cette raison que je reste évasif sur les différentes espèces humaines : je les admet toutes avec nous, sapiens, car il me semble qu'elles aussi étaient en guerre avec leur environnement, leur "être là".

    Nous sommes en guerre contre la Nature, extérieure et intérieure !

    La Nature c'est ce que nous n'avons pas fait, pas créé nous mêmes ! nous n'en voulons pas ! nous voulons le détruire pour mettre à la place notre création.

    La Nature a été assez étudiée, il faut maintenant la transformer, c'est à dire la détruire pour la (re) créer : pour créer une Non-Nature, une Mathesis universalis.

    L'Homme, l'Homme-DIEU, l'Homme ayant l'idée de l'Idée de l'Homme qui est Dieu , est, veut être, le Créateur du Monde. Pas du monde naturel se trouvant là, et que nul n'a créé. Le monde futur.

    Tel est le seul sens possible (non infantile) des mythes de création.

    Et maintenant faisons parler le fantôme de Dostoïevsky...via ce texte magnifique de la fin du "Sous-sol" :

    "regardez y bien : nous ne savons même pas, aujourd'hui, où se niche la vie, ce que c'est, comment cela s'appelle. si l'on nous abandonne, si l'on nous retire nos livresn nous nous embrouillerons, nous ne saurons plus où aller, comment nous diriger, ce qu'il faut aimer, ce qu'il faut haïr, ce qu'il faut respecter, ce qu'il faut mépriser. Il nous est même pénible d'être des hommes, des hommes possédant un corps bien à eux et du sang; nous en avons honte, nous considérons cela comme un opprobre et rêvons de devenir des espèces d'êtres abstraits, universels. Nous sommes des êtres mort-nés,et il y a déjà longtemps que nous ne naissons plus de pères vivants, ce qui nous plaît fort; nous y trouvons goût.

    Bientôt nous trouverons le moyen de naître directement de l'idée"

    Ces lignes ont été écrites au 19 ème siècle, et préfigurent selon certains le communisme :  Dostoïevsky, en bon chrétien, considère ces paroles de son "anti-héros" avec horreur bien sûr. Mais Dostoïevsky vaut mieux que Dostoïevsky....ce qui est d'ailleurs notre cas à tous...enfin espérons le, parce que sinon, je ne vois plus comme solution que le revolver.

    aujourd'hui nous y sommes : bientôt nous naîtrons directement de l'idée, de l'éprouvette veux je dire, en laboratoire. Ceci correspond aussi au verset de Bereschit 1 (Genèse), où Dieu parle de l'homme : "et maintenant, qu'il ne puisse pas étendre la main et se saisir aussi de l'arbre de vie, et vivre à jamais comme l'un des Elohim, connaissant le Bien et le Mal".

    Nous y sommes ! notre science est en train de se saisir de l'Arbre de Vie, et de le (re) façonner à notre gré ! nous sommes l'Homme-Dieu ! pas nous bien sûr ! pas nous autres les pleutres "se trouvant là" ! NOUS ! que ceux qui ont des oreilles entendent !

    Cela fait peur à Finkielkraut, Axel Kahn et d'autres grincheux pétochards ? tant mieux !

    Ils devraient se rappeler la Geworfenheit de Heidegger  : tous tant que nous sommes, nous avons-été-jetés, et ce mode d'être n'est pas historique , factuel, mais historial-transcendantal : nous sommes depuis toujours et pour toujours jetés.

    Ou, si vous préférez : nous sommes tombés d'un vagin ! la belle affaire ! le beau destin !

    Est ce cela que nous voulons conserver ? ne rêvons nous pas d'un "être" plus haut, différent ?

    Si ! nous ne voulons plus sortir d'un vagin, mais directement de l'Idée, de l'Esprit, et nous y arriverons !

    A mon tour de réclamer la tolérance : vous voulez continuer à vous reproduire comme les hommes et les femmes l'ont toujours fait, en se promettant (mensongèrement) un amour éternel,  etc..etc... on connaît la chanson, et elle nous ennuie. O Mort vieux capitaine, il est temps, nous voulons plonger dans l'inconnu pour trouver du nouveau !

    libre à vous de continuer : mais laissez ceux qui veulent trouver autre chose libres de réaliser leurs "expériences", libres de se saisir de l'Arbre de Vie ! de toutes façons vous ne pourrez pas nous en empêcher ! la liberté pousse un cri !

    Comme l'a dit Cioran, pour le coup bien inspiré, ce qui est rarement le cas :

    "il ne saurait convenir au fils de Dieu, à l'Homme Dieu, de résulter d'une gymnastique de 5 minutes couronnée d'un grognement béat"

     

     

     


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