• Les suaves effluves du parfum enivrant et sensuel de la servante de Thrace me montent à la tête

    Ayant retrouvé depuis peu mon vieil exemplaire du livre de Blumenberg : "Le rire de la servante de Thrace", je ne peux résister à l'envie de livrer ici un florilège de quelques citations de ce livre qui de toutes façons est digne d'une étude et d'une analyse beaucoup plus approfondies.

    L'histoire apparaît pour la première fois, semble t'il, dans une fable d'Esope (où il n'est pas encore fait mention de Thalès ni d'une servante de Thrace, mais d'un "passant" attiré par les gémissements de l'astronome (astrologos) tombé dans un puits, et qui le réprimande dans un discours moralisateur; fable accompagnée de cet epimythion :

    "on pourrait adresser cette fable (logos) à ceux qui se vantent d'accomplir des prodiges, sans pouvoir s'acquitter des tâches les plus communes"

    C'est Socrate qui dans le Théétète applique cette histoire à Thalès de Milet et "invente" (??) une servante de Thrace :

    "Thalès étant tombé dans un puits tandis que, occupé d'astronomie, il regardait en l'air, une petite servante de Thrace, toute mignonne et pleine de bonne humeur, se mit, dit-on, à le railler de mettre tant d'ardeur à savoir ce qui est au ciel, alors qu'il ne s'apercevait pas de ce qu'il avait devant lui et à ses pieds"

    et comme l'exige le genre de la fable auquel il se réfère, il ajoute aussi tôt cette "morale de l'histoire" :

    "Or, à l'égard de ceux qui passent leur vie à philosopher, le même trait de raillerie est assez bien à sa place"

    Et Blumenberg de signaler que dans le contexte platonicien, le point de référence de cette histoire n'est pas thalès mais Socrate lui même !

    Il analyse les variations de cette histoire au cours des siècles, qui sont très nombreuses, mais restent soumises à un invariant interprétatif : le rire de la servante reste le signe d'une incompréhension de la vie quotidienne et du "sens commun" face à l'étrangeté de la théorie.

    Mais il reste une ambiguïté difficile à clarifier : cette tension oppose t'elle le sens commun à la science, ou bien à la philosophie  ?

    difficulté cruciale pour nous, qui pensons que la philosophie a pour mission de "ramener à l'unité" les héros de la pensée pure que sont les mathématiciens (ou les savants) qui ne se contentent pas d'une "unification facile et à la portée du premier venu" (celle, en somme, du bon bourgeois ou paysan qui a SA femme, SA maison et SON dieu, qu'il croit universel) mais poussent à l'extrême incandescence le mouvement (commun à nous tous) du "se perdre dans le multiple" (puisqu'il est "plus moral de se perdre soi même que de se conserver" d'après la version dûe à Thomas Mann de la "servante de Thrace", à savoir Clawdia Chauchat dans "La montagne magique") jusqu'à .... jusqu'à .. traverser la mer et aborder aux rives du Néant?

    beaucoup plus loin, beaucoup plus : jusqu'à élaborer une théorie de la multiplité pure !

    Reste que ce blog s'appelait à l'origine : "Dieu des philosophes et des savants" : la philosophie consiste à purifier les conceptions communes de Dieu à l'oeuvre dans les différents cultes religieux, y compris monothéistes, que le savant accaparé par ses difficiles et harassants labeurs "dans le champ du multiple"  n'a pas la possibilité de "redresser" en "donnant un sens plus pur aux mots de la tribu".

    Or il se produit ici un phénomène étrange : lorsque j'ai changé le titre pour l'actuel, "Le rire de la servante de Thrace", j'avais certes souvenir du livre de Blumenberg, et de son thème général, mais pas de son interprétation "religieuse" qui est la suivante, et qui dit en fait l'essence même de  ce vers quoi pointent ces simples mots :  "Dieu des philosophes et des savants" :

    "peut être la servante de Thrace avait-elle confondu la théorie des étoiles avec le culte de celles-ci, et avait à ce niveau tenu ses propres dieux pour les plus forts"

    ce sont les mots de Blumenberg page 160...et il est encore plus clair au premier chapitre, page 15 :

    "ce que l'astronome devait voir pour assurer la pérennité de sa science nous pouvons le découvrir ; ce qu'il a vraiment vu pour être captivé par sa theoria, nous ne le savons pas..pour la servante de Thrace qui voit le Milésien marcher dans la nuit dans une posture particulièrement inadaptée, l'hypothèse la plus vraisemblable est qu'il était à ce moment en train d'honorer ses dieux. Alors il est légitime qu'il trébuche car ses dieux n'étaient pas les bons...pour elle il n'y avait pas de dieux de son pays dans la direction où Thalès dirige son regard, vers le ciel étoilé. Ils étaient là où le Grec devait ensuite tomber.C'est pourquoi il lui fut permis de ressentir une joie maligne"

     Notre hypothèse (ou plutôt notre "axiome") est qu'il ne s'agit pas ici d'un "combat entre dieux" mais de l'entrée en scène dans l'Histoire du "Dieu des philosophes et des savants" (formulation maladroite d'ailleurs de ma part): c'est "cela" (qui n'est pas un "vu", un spectacle) qui a "captivé" l'astronome-mathématicien-philosophe, et que ne peut absolument pas comprendre la servante thrace (ou qui que ce soit : dans d'autres versions c'est un homme égyptien !); le Dieu des philosophes et des savants ne s'oppose pas aux "dieux" en tant que "plus fort", ou "plus vrai", ou "véritable" (ce qui est le cas du "Dieu" du monothéisme par rapport aux dieux décrétés faux du paganisme). Le gouffre qui sépare les "deux mondes" (grec-moderne, ancien-oriental) est celle entre la recherche rationelle et les cultes collectifs...

    D'ailleurs plus loin dans le livre, se référant à l'interprétation dans l'hégélianisme d'Eduard Gans de l'histoire comme symbolisant l'apparition du monde grec, c'est à dire occidental, comme monde de la théorie, de la science et de la philosophie, comme monde où l'universel prend sens donc (à l'inverse de ce que dit Badiou qui voit la fondation de l'universalisme chez Saint Paul):

    "la servante de Thrace n'est certes pas une orientale mais elle vient de la zone de contact entre Europe et Orient et doit représenter l'instant, fixé par l'anecdote, de la séparation des mondes"

    Et il précise que l'oriental n'est pas (encore) déchiré, scindé en deux (esprit/nature)....aussi la première philosophie ne peut elle être qu'une philosophie de la nature

    Or, s'il est vrai que nous vivons actuellement la fin de l'Occident (comme le répètent avec complaisance les gazettes, nous parlerons quant à nous plutôt d'assomption de l' Europe, avec Abellio), cette petite fable s'avère d'une importance cruciale ! et c'est bien notre opinion....

    Heidegger a quant à lui exhumé la "petite histoire du Théétète de Platon" dans un cours de 1935-36 sur la question de la chose (publié en 1962). Et il y poursuit ce que Nietzsche avait commencé : faire jouer science et philosophie l'une contre l'autre. La science est rabattue sur le Gestell, l'arraisonnement du monde dans le dispositif technico-commercial et son hybris sans limite ni frein. La philosophie est "ce qui s'avère sans utilité " dans le monde du nihilisme et de l'arriasonnement, et qui doit donc provoquer le rire : la chute du philosophe est devenue le critère dde ce qu'il se trouve sur la bonne voie. Heidegger dit ceci :

    «C'est pourquoi nous devons définir la question : "qu'est ce qu'une chose ?" comme étant de celles qui provoquent le rire des servantes »

    Alors bien sûr, nous autres, petites taupes, petits êtres souterrains, Hans Castrop au petit pied fourchu, nous ne sommes pas dignes de dénouer le lacet de ces géants de l'Esprit que sont Heidegger et Nietzsche.

    aussi nous pardonnera t'on sans doute de nous réfugier, pour élever une timide protestation (qui n'a rien à voir avec les protestations moralisatrices suite aux révélations de Farias), sous le parapluie de cet autre géant qu'est Husserl : le philosophe (c'est à dire, pour Husserl, le phénoménologue) ne méprise aucunement les servantes, pas plus d'ailleurs que les prostituées, c'est bien la moindre des choses si comme nous le croyons le Christ (et non pas Jésus-christ, ce dieu païen qui n'est autre que Dionysos qui a finalement réussi à monter sur l'Olympe pour s'y installer à la droite de Zeus-Allah)  est l'Idéal du philosophe, le "Summus philosophus" (Spinoza):

    "il ne peut leur dire que ce dont elles devraient dire à leur tour qu'elles l'avaient vu , mais n'avaient pas pu le dire"

    et quelques lignes plus loin, à propos de la phrase de Heidegger :

    "du point de vue phénoménologique du rapport entre monde de la vie et essentialité, ceci devient une phrase d'une arrogance incroyable"

    Certes ! mais nous devons ajouter que nous apprécions l'arrogance, quand elle est véritable (ce qui exclut les petits gnômes de ce qui se donne actuellement pour pensée).

    Husserl est certes ici l'un de nos inspirateurs, mais nous préfèrerons, pour finir, nous référer encore une fois à Brunschvicg, qui évoque aussi la "petite histoire" dans le "Progrès de la conscience dans la philosophie occidentale", à propos du lancinant problème de la "chute du platonisme dans la mythologie" qui a pour notre époque des conséquences gravissimes :

    "la sagesse du philosophe qui s'est retiré du monde pour vivre dans l'imitation de Dieu a, comme contre-partie inévitable, la maladresse et la gaucherie qui le mettent hors d'état de s'appliquer aux affaires de la vie pratique, qui font de lui, comme jadis de Thalès, la risée d'une servante thrace (Théétète, 174a). Est il légitime de se résigner à cette séparation de la vertu philosophique et de la réalité sociale, qui s'est traduite, dans l'histoire d'Athènes, par des évènements tels que la condamnation de Socrate ? n'est ce point manquer à l'intérêt de l'humanité que de l'abandonner aux opinions absurdes et aux passions désordonnées de la multitude ? et la misanthropie n'est elle point, en définitive, un péché contre l'esprit au même titre que la misologie ? (Phédon, 89b)"

    et Brunschvicg, qui n'a jamais peur de regarder le soleil, ou plutôt l'abîme, en face, de préciser un peu plus loin :

    "s'il est décevant d'attendre que la justice procède spontanément de la sagesse, et s'il est pourtant interdit de désespérer du salut de l'humanité, il faudra, bon gré mal gré, consentir à se placer en dehors du centre lumineux de l'intelligence, et se résigner à escompter les moyens de fortune grâce auxquels peut être on verra converger vers l'hégémonie de la sagesse les conditions de la réalité physique et sociale"

    ou, en d'autres termes, ceux du Zarathoustra de Nietzsche : il faut que le philosophe accepte de descendre du sommet lumineux de l'unité, de décliner , par amour de l'humanité !

    admirez le "peut être" ! il prend tout son sens pour nous, pauvres ombres du 21 ème siècle, qui savons ce qu'il en est advenu de tous les "moyens de fortune" : communisme, capitalisme, démocratie, ou théocraties....

    et nous autres, nous qui ne pouvons pas décliner puisque nous ne sommes pas encore montés ?

    Eh bien, si du moins nous ne nous tuons pas, ce qui semble t'il s'avère être vrai (pour aujourd'hui, et donc aussi pour demain si comme je le crois l'orientation spirituelle sincère dure un peu plus longtemps qu'une gueule de bois, ou que "plaisir d'amour") : il nous faut faire l'effort (gigantesque) de travailler en vue de rejoindre le "centre lumineux de l'intelligence" , pour, peut être , plus tard, descendre, décliner, et escompter d'autres moyens de fortune....

    plus simplement encore : il nous faut préférer les leçons de mathématiques aux parties de bridge ou aux leçons de tennis (allusion à ce que raconte Raymond Aron de la terrible mort dans le désespoir de son frère, ancien champion d'avant guerre : "il avait préféré les leçons de tennis à celles de mathématiques")


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