• Le rationalisme par gros temps

    Par ces temps de crise, des scientifiques et des philosophes dynamitent le peu qui reste de l'aventure occidentale de la rationalité, mais leurs brûlots passent généralement inaperçus, ce qui est dommage.

    Car cette "crise" est d'abord une crise de la raison, et la première tâche pour en "sortir" (peut être ?) est de déblayer la route des ruines qui l'encombrent ....

    Le livre de Jean-louis Léonhardt : "Le rationalisme est il rationnel ? l'homme de science et sa raison" est important, et doit être lu et étudié patiemment, ici j'entends m'aider de certains de ses thèmes pour faire certaines mises au point.

    L'auteur est docteur en physique et mathématiques, et a travaillé au CNRS , sur la modélisation informatique de processus cognitifs complexes, comme l'apprentissage et le language. C'est l'échec et l'impossibilité de la modélisation de la pensée , qu'il a dû admettre, qui l'ont conduit vers la philosophie et l'étude du modèle aristotélicien de la science, déjà étudié par Granger.

    La conclusion du livre est claire et sans ambiguîté : le modèle dit rationaliste de la raison , inventé par Aristote et adopté par le monde occidental pendant près de 24 siècles, jusqu' à l'émergence de la physique quantique au vingtième siècle, ce modèle est insatisfaisant et doit être révoqué. Voici la phrase qui clôt le livre :

    "le modèle de la raison rationaliste est irrationnel en ce sens qu'il ne permet pas de décrire le monde tel qu'il nous apparaît à travers l'expérience. Le rationalisme reste une croyance encore commune et il s'agit d'un croire incroyable !

    ce que nous appelons science a changé radicalement de signification : la structure du discours scientifique contemporain impose une interprétation post-prédicative qui fait revenir la science dans le cadre de la philosophie. Grâce à l'interprétation ou herméneutique, voici que l'étonnement est de nouveau concevable...."

    certes nous ne pouvons que nous réjouir avec l'auteur de cette bonne nouvelle selon laquelle la science rejoindrait le cadre de la philosophie, qu'elle a quitté il y a 2 siècles....mais l'étonnement est il bien le premier moteur de la philosophie ? nous ne le croyons pas, c'est selon nous plutôt la déception, devant l'existence dite "naturelle", qui l'est...

    Je dois faire aussi d'emblée une remarque : c'est que si le rationalisme adopté par l'Occident depuis 24 siècles est refusé par l'auteur parce qu'il est irrationnel, il me semble que l'on ne peut voir là une condamnation du rationalisme en général, mais au contraire d'un renforcement et d'une adoption définitive de celui ci !

    refuser l'irrationnel, voilà ce qui définit le rationalisme ; et je puis donc rejoindre l'auteur en un rationalisme modifié, renforcé, purgé de toutes ses scories, et qui oblige à révoquer le faux rationalisme qui a régné jusqu'ici !

    Mais je dois souligner qu'il est dangereux et ambigü d'appeler le modèle révoqué "rationaliste", puisque c'est justement au nom du rationalisme véritable (toujours à trouver ou perfectionner) que nous le refusons !

    et une telle ambiguïté risque de faire le lit de l'irrationalisme ...

    Le modèle proposé par l'auteur comme alternative au modèle aristotélicien, appelé par lui (improprement à mon sens) "rationaliste", est le modèle dit "de la raison antagoniste" (il serait intéressant d'analyser ceci en relation avec ce que propose Stéphane Lupasco), qui émerge peu à peu grâce à la prise en compte de systèmes axiomatiques semblant contradictoires, après les différentes "crises de la raison".

    ainsi l'affaire des parallèles (à propos du postulat d'Euclide qu'il a reufsé de considérer comme un théorème : "par tout point il est possible de tracer une parallèle et une seule à une droite donnée ne passant pas par ce point") , qui dure depuis Euclide, se termine par la naissance des géométries non euclidiennes, au 19 ème siècle.

    Alors que l'humanité croyait naïvement, jusqu'à Kant y compris, que la logique avait été définitivement fixée par Aristote et la géométrie par Euclide, voici que le 19 ème siècle mathématique (et non pas philosophique) vient tout renverser de par l'émergence des géométries non euclidiennes (rendant faux le postulat d'Euclide) et celle des logiques mathématiques modernes, qui sont caractérisées par le formalisme, le relationnalisme, et le pluralisme du "principe de tolérance" de Carnap : il y a une infinité de logiques possibles, en choisir une est affaire de convention et d'utilité pratique.

    Puis arrive le 20 ème siècle et les révolutions en physique : relativité et quantas, qui viennent confirmer et renforcer les révolutions précédentes, en logique et géométrie : primauté de la relation sur la substance et la prédication, et mise en évidence d'une dualité irréductible, entre onde et corpuscule, donc d'un caractère antagoniste, sinon contradictoire, du réel lui même.

    Il est évidemment impossible de résumer ici même sommairement ce livre, qu'il est important de lire, ne serait ce que pour avoir une vue panoramique de la logqiue et de la philosophie de la science d'Aristote, qui ont imprégné je ne dirais pas la totalité de la philosophie occidentale (l'exemple de Brunschvicg est là pour le prouver) mais en tout cas la très grande majorité des scientifiques jusqu'à aujourd'hui, en tout cas dans leur "philosophie de la science" implicite et non éclaircie.

    Mais il est dommage que Brunschvicg ne soit pas une seule fois cité dans ce livre, alors qu'il s'agit du penseur qui a élaboré une critique implacable de l'aritotélisme et de son réalisme , notamment dans sa doctrine de la vérité-correspondance et dans sa conception réifiée de la raison, que met bien en lumière d'ailleurs le livre de Léonhardt : Aristote pense rendre compte du "réel-raison" grâce aux principes de sa logique (tiers exclus, principe de contradiction, etc..); en termes modernes, il mélange les axiomes (qui sont les premiers théorèmes, non démontrés, dont sont dérivés touts les autres) d'une théorie, et les principes comme fondement de l'activité théorétique, qui ne rentrent évidemment pas dans le formalisme de la théorie.

    Le changement de modèle (du modèle "rationaliste" au modèle antagoniste) correspond selon Leonhardt à un déplacement de la frontière entre énoncés rationnels et énoncés irrationnels).

    dans la conception de Brunschvicg, ceci est remplacé par l'opposition entre le logicisme, dogmatique et qui prétend enfermer l'activité de la raison dans un système fixe d'axiomes et de principes, et analyse mathématique, permettant d'inventer, de créer sans cesse du nouveau, sans pouvoir être enfermé dans un système rigide : la raison est cet acte intellectuel pur qui fait éclater tous les cadres qui prétendent l'enfermer.

    Alors quel est il, ce rationalisme par gros temps que nous essayons de caractériser ?

    le gros temps c'est d'abord la crise, qui n'est certainement pas contemporaine, en totu cas dans ses fondements ultimes, mais est là depuis toujours.

    l'Occident est crise..

    et j'aime ici à rappeler, comme toujours, l'étymologie du mot krisis (d'oû vient le mot "crise") :  du verbe krinô ; juger, discriminer.

    Donc, si comme nous le pensons à la suite de Brunschvicg, l'acte même de la raison est le jugement et l'analyse, alors il est clair que la raison est crise, et que si l'Occident véritable doit être fondé sur la raison comme refus et mise en doute des grands récits mythologiques et des rites orientaux, alors l'Occident est crise : il est donc vain de vouloir "sortir de la crise", bien au contraire il faut approfondir celle ci, s'enfoncer en elle jusqu'à son coeur : la vérité du cogito.

    Mais "par gros temps", cela vise à rappeler la fameuse petite fable d'Otto Neurath (créateur avec Carnap du Cercle de vienne) sur la civilisation scientifique vue comme un navire en haute mer, par tempête, qui fait eau de toutes parts : il est impossible d'espérer rentrer au port pour réparer en cale sèche, c'est donc en pleine tempête, "par gros temps", qu'il faut colmater au mieux les brèches...


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :