• Le rationalisme : oui mais quel rationalisme ? Mathesis vs Logos

    Le livre de Jean-Louis Léonhardt évoqué dans l'article précédent : "Le rationalisme est il rationnel ?" est certes tout à fait intéressant, en particulier par la synthèse philosophique de la logique et de la théorie de la science d'Aristote qu'il présente, mais il souffre à mon sens d'une déficience qui condamne  à rester lettre morte les pistes qu'il propose comme alternatives à ce qu'il appelle  improprement "modèle rationaliste de la raison", et que j'appellerais pour ma part plutôt modèle dogmatique, ou naïf, ou positiviste, etc...

    Cette déficience, c'est qu'il ignore, ou plutôt qu'il minimise, l'importance de la révolution épistémologique, scientifique, philosophique, humaine, et pour tout dire spirituelle, qu'a été le 17 ème siècle européen  (précédé et annoncé par certains penseurs de la fin du Moyen age, comme Nicolas de Cuse).

    Il est très clair sur ce point, je cite ce qu'il dit au début du Chapitre 2 "Modèle de la raison rationaliste chez Aristote" page 23 :

    "tout travail historique impose un choix difficile : où commencer ? cette question est d'autant plus ardue à résoudre que ce livre est consacré à l'étude des modèles de la raison  sur la longue durée, plus de 2000 ans...je vais essayer de démontrer que la rupture de la Renaissance, avec l'introduction du langage mathématique , l'usage d'instruments d'observation et l'invention de la méthode expérimentale n'est pas une rupture significative du point de vue qui nous occupe, alors que de nombreux historiens des sciences y voient l'origine même de la science"

    certes il est toujours méritoire de tenter de s'opposer à une thèse majoritaire, mais j'ai bien peur qu'ici ce soit peine perdue, et d'ailleurs les tenants du changement de paradigme (paradigm shift) cher à Thomas Kühn ne forment pas un  camp homogène.

    Ici en tout cas , les travaux des historiens des sciences certes nous intéressent, mais notre point de vue est un peu différent : il est philosophique et religieux (sans aucun rapport avec ce que l'on nomme improprement "religions", qui n'ont rien de religieux).

    Voici ce que dit Brunschvicg au début du chapitre "L'univers de la raison" dans "Les âges de l'intelligence", et qui répond définitivement et réfute tous les essais de "démonstration" de Léonhardt :

    "On ne détruit que ce qu'on remplace. A l'instrument universel qu'avait l'ambition de constituer l'Organon d'Aristote, comme le Novum Organum de François Bacon, Descartes oppose, dans le Discours d'introduction à ses Essais de 1637, une méthode qui n'a plus rien à faire avec l'ontologie de la déduction ou avec l'empirisme de l'induction, qui l'éclaire entièrement, il nous en avertit, par la révolution que sa Géométrie accomplit à l'intérieur même de la mathématique : « J'ai seulement tâché par la Dioptrique et par les Météores de persuader que ma méthode est meilleure que l'ordinaire, mais je prétends l'avoir démontré par ma Géométrie . » Déjà dans les Regulæ ad Directionem Ingenii Descartes avait pris conscience du caractère propre à l'intelligence, tel qu'il se manifeste par une théorie des proportions et des progressions rendue totalement indépendante de la figuration spatiale, et qui consiste (suivant une formule mémorable, car elle est la clé de la science moderne et de notre civilisation) dans le mouvement continu et nulle part interrompu de la pensée . De cette transparence de l'esprit à lui-même se conclut « cette connaissance de la nature des équations qui n'a jamais été que je sache (écrit Descartes) ainsi expliquée ailleurs que dans le troisième livre de ma Géométrie "

    La révolution philosophique , qui est tout aussi bien scientifique puisque science et philosophie n'étaient alors pas encore disjointes, de Copernic, Galilée, Descartes et Spinoza s'oppose tout aussi bien au dogmatisme aristotélicien qui était celui de la scolastique qu'à l'empirisme naissant définissant la "méthode expérimentale" de Bacon, qui aboutirait au scepticisme de Hume, et rendrait nécessaire le redressement kantien.
     
    Mais Brunschvicg ne cesse non plus de nous avertir de l'ambiguïté du mot "raison", comme d'ailleurs de nombreux mots importants en philosophie, comme celui de Dieu, d'amour, d'âme, d'expérience ; le langage, les mots doivent être dépassé vers la sphère des idées, qui ne saurait non plus être réifiée de manière réaliste en un prétendu "monde intelligible" :
     
    "La raison délimitée par les principes et les cadres de la logique formelle, qui offre, comme disait Montaigne, « certaine image de prudhomie scolastique », rencontre le dynamisme constructeur de l'intelligence cartésienne, la fécondité infinie de l'analyse mathématique. Semblablement, en face de l'expérience telle que l'empirisme pur la conçoit, expérience passive dont l'idéal serait de rejoindre les données immédiates et de s'y borner, s'est constituée l'expérience active de la méthode expérimentale. Quand nous prononçons le mot de liberté, il importe de savoir ce que nous entendons par là, le mouvement de révolte contre la loi ou le labeur méthodique en vue de créer les conditions d'un ordre plus juste. Si l'amour implique dévoûment et sacrifice, il aura pour contraire moins la haine que l'amour encore en tant qu'instinct de convoitise et de jouissance. Dieu lui-même livre combat à Dieu, lorsqu'un Blaise Pascal, au moment crucial de sa vie religieuse, nous somme de nous décider entre le Dieu de la tradition judéo-chrétienne et le Dieu d'une pensée universelle : « Dieu d'Abraham, Dieu d'Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des savants. » Et comment ne pas nous rendre compte que notre destinée est engagée dans la manière dont nous nous comportons envers notre âme, selon que nous en rejetons l'image statique dans un au-delà inaccessible à nous-même ou que nous travaillons effectivement pour intégrer à la conscience claire le foyer de notre activité spirituelle ?"
     
    Or la sphère des idées est le domaine de la guerre, de la guerre véritable, qui est aussi une aventure d'idées : car le déchirement intérieur qu'induit la pratique de la philosophie, qui est  et ne peut être que révocation de l'amour du fini, définitisation, pour trouver le "vrai bien" de Spinoza qui est le Dieu des philosophes et des savants, ce déchirement inévitable et salutaire, ne peut mener qu'à la guerre de soi contre soi même, mais aussi, ne nous le cachons pas, contre les autres, contre le monde entier s'il le faut :
     
    "celui qui cherche la vérité sera l'ennemi des gens de sa maison....nul n'est prophète en son propre pays"
     
    de cette guerre véritable, le jihad an-nafs islamique offre une image trompeuse et travestie,  puisque l'idolâtrie coranique n'avait aucunement affaire avec la sphère  des idées, mais à celle des préjugés collectifs tribaux et ancestraux.
     
    Brunschvicg consacre principalement deux ouvrages, d'une portée philosophique et humaine incalculable , à ce travail de redressement du langage et de es ambiguïtés: "Les âges de l'intelligence", et, à la fin de sa vie : "Héritage de mots, héritage d'idées".
     
    Voici ce qu'il dit dans ce dernier ouvrage, qui est en quelque sorte son testament pour la postérité, et dont celle ci visiblement n'a tenu aucun compte sinon nous n'en serions pas là où nous en sommes : la citation se trouve au chapitre "Raison" :
     
    "Jamais ne s'est appliquée de façon plus juste et plus sinistre à la fois la parole que Vigny prête à son Chatterton, et qu'il serait utile de rappeler à chaque page, presque à chaque ligne, de notre étude : le mot entraîne l'idée malgré elle. Le Logos ne souffrait pas seulement de l'ambiguïté que nous avons eu l'occasion d'indiquer, signifiant indistinctement parole et pensée ; les Grecs y recouraient encore pour désigner le calcul d'un rapport déterminé ; d'où résulte que la grandeur incommensurable, une fois rejetée hors du domaine numérique, va encourir l'infortune d'être implicitement, inconsciemment, d'autant plus implacablement, réprouvée en tant qu'ineffable et en tant qu'irrationnelle. La confusion du langage menace de rendre irrémédiable le désordre des idées."
     
    Voilà qui explique sans doute la déchéance chrétienne, puis "romantique" du Logos, qui cesse d'être verbe intérieur, accessible uniquement à l'attention tournée vers l'intérieur, pour devenir un "Dieu" qui règne, à qui l'on obéit ou désobéit, une Personne divine : LE Logos.
     
    La même mésaventure arrive au mot νους qu'Aristote considère comme le "principe des principes" , et que l'on traduit généralement chez les modernes par "intuition", voire "intuition intellectuelle" chez les fichtéens; mais les mdoernes, à la suite de Kant, concluent à l'impossibilité d'une telle intuition....
     
    Jean-Louis Léonhardt propose quant à lui de la traduire par "intelligence", ce qui est une bonne initiative ; ce mot correspond effectivement à ce que tente de signifier Brunschvicg quand il parle de la méthode d'intelligence inventée  par Descartes (qui ainsi trouve ce qu'Aristote a vainement cherché), et il correspond aussi à ce que Brusnchvicg appelle "esprit".
     
    Mais ce même mot de νους connaît la même mésaventure que le Logos, au début d'Hermès Trismégiste cette fois, où il est évoqué en termes réalistes sous la forme d'un personnage divin gigantesque que rencontre le "disciple" dans une "vision" !
     
    Nous proposons donc quant à nous de fonder le rationalisme véritable sur le fondement (à chercher dans une exploration infinie) de l'idée correspondant au  mot de Mathesis.
     
    On peut indifféremment employer la forme développée de Mathesis universalis, qui est celle de Leibniz et Descartes, mais le mot universalis est en quelque sorte superflu....
     
    Il ne faut pas y voir une doctrine transcendante et ésotérique , mais l'idée et la notion même qui est visible derrière l'effort incessant de normativité rationnelle, à l'oeuvre depuis les premiers mathématiciens grecs, puis depuis 4 siècles, qui se trouve dans les travaux de la mathématique et de la physique mathématique (notamment depuis Fermat, en passant par Lagrange, Euler, Galois, Hilbert, et bien d'autres).
     
    La mathesis est la source, ce qui règle la production incessante des mathèmes (mathemata) et des théorèmes.
     
    J L Toussaint Desanti, dansune conférence de 1971 intitulée : "Remarques sur la notion de mathesis" met en doute l'unicité de celle ci : il y aurait selon lui,  ou du moins il y aurait probabilité que l'on puisse trouver, plusieurs mathesis au cours de l'histoire des mathématiques, et la mathématique des Egymtiens, ou des Hindous, ne serait peut être pas superposable à celle des Grecs ou des modernes.
     
    Mais les raisons qu'il invoque pour ce doute sont tellement faibles (pour ne pas employer une autre terminologie) que nous ne retenons pas ses objections : j'apprécie énormément Borgès, mais la fable de cet auteur sur la Bibliothèque de Babel qu'il invoque pour appuyer sa thèse ne me semble pas déterminante...
     
    certes il est vrai (tous les professeurs de mathématiques consciencieux le savent ) que certaines démonstrations de théorèmes classiques considérées comme valables au 19 ème siècle ne correspondent plus à nos normes de rigueur aujourd'hui. Toussaint Desanti en cite un exemple en l'accompagnant de cette remarque d'un mathématicien : "cette démonstration nous serait incompréhensible aujouird'hui".
     
    Mais je n'en tire absolument pas les mêmes conclusions quant à la prétendue pluralité de mathesis : il y a certes évolution, progrès incessant vers plus de rigueur et de perfection, dans la mathématique, mais ceci correspond justement à la trace historique d'une Mathesis de l'ordre du transcendantal.
     
    Ce que j'appelle Mathesis (ou Mathesis universalis) prend ainsi la place du Logos comme du concept (Begriff) hégélien, et je ne saurais mieux terminer cet article qu'en reprenant sous une forme modifiée la fameuse citation de Hegel sur le Temps :
     
    "Le temps est le Concept existant empiriquement " ("Der Zeit ist der daseiende Begriff")
     
    qui dvient donc :
     
    Le Temps est la Mathesis (universalis) existant empiriquement
     
     

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