• L'armée des vivants et l'armée des esprits

    Cette observation fulgurante de Brunschvicg, tirée du chapitre final de "Raison et religion", me fait toujours le même effet, à chaque fois que je la lis ou que j'y pense : "sensation" contradictoire de feu et de glace, mais sensation intellectuelle, non pas vitale ni psychique ; c'est d'ailleurs la raison pour laquelle je la fais figurer en présentation du blog, et j'ai eu le plaisir, lors de la journée Brunschvicg du 6 février dernier, de constater que je ne suis pas le seul à ressentir cet effet, puisque Frédéric Worms l'a citée de manière admirative, ce qui a conduit un autre conférencier à souhaiter la publication d'un florilège de ces citations de Brunschvicg, qui orientent l'esprit de manière si spécifique et si profonde. La voici, cette citation :

    «Il est malaisé de décider si l'armée des vivants peut avoir l'espérance, suivant la magnifique image que nous a proposée  Bergson, de "culbuter la mort"; mais, puisque le salut est en nous, n'est il pas assuré que l'armée des esprits débouche dans l'éternité, pourvu que nous ayons soin de maintenir à la notion d'éternité sa stricte signification d'immanence radicale ? »

    Je décèle deux mouvements contraires dans cet admirable concerto philosophique de deux lignes: Brunschvicg joue d'abord "profil bas" , pour ne pas attaquer trop durement Bergson, qu'il admire....mais nous savons bien que l'espérance, la vie, la mort, ne représentent pas pour lui le domaine primordial : aussi se modère t'il prudemment, avec le "il est malaisé de décider"...pour un peu, on se croirait chez un nouveau philosophe à la BHL : crises et chochottements !Mort de rire

    Mais voici que le Brunschvicg véritable reprend le dessus, aussitôt après le "mais" : la forme interrogative : "n'est il pas assuré ...?" est là encore une concession à la politesse bourgeoise qui convenait à l'époque à ses lecteurs , nous sommes dans les années 30... mais en réalité, ce que veut dire Brunschvicg, en bon cartésien, et aussi en bon mathématicien, c'est que l'espérance, "ce qui est malaisé à trancher", voire impossible, ce qui se discute toujours, ce pour quoi on peut toujours trouver le pour et le contre, tout cela ne concerne pas le philosophe , tout au moins au niveau de la vie spirituelle, celui de l'engagement de toute une vie : c'est la certitude qu'il nous faut !

    Cette phrase peut donc se retraduire ainsi, mais évidemment elle y perd toute sa fulgurance :

    Il est certain, d'une certitude apodictique, qu'il existe une voie , et une seule, pour sortir de l' enfer de la Nature et de la vie naturelle, damnation qui est le lot de tous les vivants,  et s'établir dans l'éternité véritable, qui est immanence radicale de l'esprit à lui même, identité de l'essence et de l'existence, et n'a absolument rien à voir avec cette fausse éternité, imaginative et délirante, que serait une "vie" , ou l'analogue d'une vie, qui ne finirait jamais !

    notons d'ailleurs que cette "éternité" ne serait pas symétrique : elle s'étendrait indéfiniment dans le futur, mais dans le passé serait bornée par la naissance. C'est ce qui a conduit certains pseudo-penseurs à enfourcher le cheval de la réincarnation......

    Cette déclaration de Brunschvicg est bien proche de celles du Bouddha, qui lui aussi affirme à ses disciples qu'il connait le remède aux souffrances du Samsâra, la voie de la méditation et de l'action qui mène à la délivrance, au Nirvana...mais la voie philosophique, que nous appelons ici celle de la mathesis, est entièrement différente de toutes les voies orientales, qui certes peuvent avoir leurs bienfaits, mais ne sauraient être valables pour nous autres qui venons après Descartes et Copernic, qui ont définitivement fait descendre la Vérité du ciel en terre.

    L'armée des vivants ? mais il ne peut y avoir UNE armée des vivants, puisque par définition les vivants sont en lutte perpétuelle pour la survie.

    Inutile de se voiler la face : la Nature n'est pas une mère bonne, mais une cruelle marâtre qui encourage ses enfants à se battre à mort et à s'entredévorer. Et Schopenhauer fait observer très justement que la thèse leibnizienne du "meilleur des mondes possibles" doit être inversée : le monde, la Nature, ce que nous n'avons pas fait, est la pire nature possible compatible avec l'existence d'êtres vivants. Pire au sens de dureté des conditions de vie et souffrance pour les vivants, en moyenne...car bien sûr, les forts, les gagnants du jeu de la vie, ont des conditions de vie nettement plus facile que la moyenne. N'est ce pas, Monsieur K. ? n'est ce pas Monsieur Julien D. ?Clin d'oeil et le groupe de rap américain Fifty Cent traduit cette situation de manière limpide : "get rich or die trying". Telle est le domaine de la vie, c'est à dire de la lutte pour l'existence :  la Nature.

    Nous aimons nous promener en forêt, n'est ce pas, tous autant que nous sommes, écologistes ou non....comme il est bon de s'enfoncer dans l'ombre profonde des arbres centenaires, avec la bien aimée à son bras, écoutant le chant si poétique des oiseaux, les douces colombes, la tourterelle, l'alouette qui monte vers le ciel, ces oiseaux que tous les poètes ont chanté.... et c'est alors que les amants, faisant quelques pas vers la grotte de verdure où ils pourront abriter et cacher leurs amours "naturelles", se souviennent des beaux vers de Lamartine : "O Temps suspend ton vol !"

    mais voici que les philosophes arrivent pour gâcher ce beau pique nique : Brunschvicg d'abord, qui déclare qu'entre Dichtung et Warheit, entre poésie et vérité, il faut choisir; et Schopenhauer, qui voit en ces forêts si douces aux amants le domaine du meurtre, où "le lierre s'enlace à l'arbre pour lui sucer son sang, sa sève". Et les poétiques oiseaux, ils sont d'une rapacité et d'une méchanceté inimaginable, car ils passent leur temps à chercher leur nourriture.

     Et d'ailleurs, je vais essayer de ne pas devenir inconvenant, mais que fait d'autre la bien aimée à son amant que le lierre à l'arbre, sous la cachette de verdure propice aux ébats et aux transports de Vénus ? Mort de rire c'est ici le lieu de faire un petit salut amical a Abe Sada, cette geisha japonaise qui en 1936 à Tokyo a étranglé son amant (qui était d'accord) , lui a tranché les parties intimes et a erré plusieurs jours, ayant son "trophée" en "lieu sûr" Mort de rire, avant d'être arrêtée. Aux policiers et juges éberlués et secrètement admiratifs, elle a déclaré qu'elle avait tué par amour, pour avoir son amant éternellement pour elle et avec elle, malgrés la mort inéluctable, et qu'elle connaissait maintenant le bonheur absolu, car elle était certaine qu'il était avec elle pour l'éternité. Elle est morte bien plus tard, vers 1989. Et elle a donc pu voir le film "L'empire des sens" (Ai no corrida : la corrida de l'amour) sorti en 1976, qui raconte son histoire..

    http://en.wikipedia.org/wiki/Sada_Abe

    Telle est l' armée des vivants ! Ah l'amour, l'amour, le saint amour qui meut les cieux...quel blasphémateur voudrait s'en prendre à ce dieu si cher au coeur des hommes et des femmes ?

    mais après tout nous devons être tolérants : peut être est ce la voie d'Abe Sada qui est la bonne pour accéder à l'éternité, et pas la voie de la mathesis ? si vous en êtes persuadés, en tout cas, ne perdez plus votre temps à lire ce blog écrit par et  pour des petits rationalistes frustrés et mesquins, privilégiant la pensée sèche et morte par rapport aux "élans du coeur et du corps", et dont se moquent les belles servantes thraces, avant d'aller danser enlacées aux bras de l'amant du jour...Mort de rire

    L'armées des vivants ne saurait exister : il y a des armées de vivants, contingentes, se formant au gré des alliances temporaires, dans la lutte perpétuelle pour la survie.

    Et tout ce qui vient atténuer les duretés de cette lutte vitale, les "droits de l'homme" par exemple vient d'une autre sphère : celle de l'esprit.

    L'armée des esprits, elle, ne saurait par contre être qu'unique... elle n'existe pas d'ailleurs, et n'existera jamais, ce serait l'humanité réconciliée, ayant échappé aux contraintes de la nature (extérieure, mais aussi intérieure : pulsions, sentiments, élans du coeur, envie de tuer le bien aimé, ou la bien aimée, pour le ou la posséder "éternellement") et de la vie, et unifiée non pas sous le règne de l'Esprit (formulation de forme trop monothéiste-religieuse) mais tout simplement dans l'esprit.

    Elle n'existera jamais dans le temps, et Brunschvicg nous en prévient d'ailleurs, car il ne saurait être question pour la philosophie de parler d'autre chose que des conditions actuelles, et d'ailler ainsi faire un tour à "Coucouville les nuées", comme dit Schopenhauer, ou dans le "Monde intelligible et transcendant".

    Et dans les conditions d'existence humaine incarnée, il y aura toujours des esprits, incarnés dans des corps, toujours susceptibles donc de recommencer la guerre vitale, ne fût ce que pour souffler la bien aimée du voisin...

    Et pourtant....et pourtant la certitude promise par Brunschvicg n'est pas une illusion, car toute illusion est de l'ordre du vital, et il y a un domaine qui n'est pas de l'ordre du vital, qui est supérieur au domaine de la nature et de la vie : l'ordre de l'esprit.

    il n'y a rien au dessus : pas de Dieu personnel, pas d'ordre de la charité : "l'esprit se refuse au Dieu du mystère comme au Dieu des armées" dit encore Brunschvicg (les armées, ce sont les armées de vivants).

    Il n'y a rien au dessus, parce que c'est l'esprit qui devrait abdiquer sa souveraineté pour "reconnaître" cet "au delà" : or l'esprit ne peut être que libre, et un être qui abdique librement sa souveraineté pour se soumettre à un autre être est supérieur à cet autre être; car il peut toujours reprendre sa liberté.

    Il n'y a rien au delà de l'ordre de l'esprit, mais il y a un ordre de l'esprit, qui est au dessus de l'ordre de la matière et de la vie, ne serait ce que parce qu'il la juge. Tout homme qui se suicide vraiment, non pas pour fuir la misère ou par folie ou détresse passagère, mais parce qu'il juge que sa  dignité exige ce suicide, prouve l'existence de cet ordre de l'esprit supérieur à la vie et à la Nature.

    De ces deux ordres l'Inde avait eu le pressentiment dans le Sâmkhyâ, avec la dualité de Purusha immobile (l'esprit, le soi) et Prakriti la danseuse Nature, qui danse éternellement pour le spectacle du Purusha.

    Mais c'est Descartes qui a trouvé la voie d'accès universelle à cet ordre de l'esprit, avec le cogito....


     


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