• In dubious battle on the plains of Heaven (Milton)

    Dans ce poème magnifique du "Paradise lost", Milton a donné une illustration frappante de ce qui est dit dans l'article précédent ...

    bien sûr, comme Dostoïevsky, il ne peut assumer la nature profonde de son désir, de son idée : l'homme de foi en lui recule. Il écrit "Paradis reconquis", l'odyssée de Jésus après celle de Satan.

    Mais ses vers parlent pour lui : tous les commentateurs ont noté la nature mièvre, un peu méprisable, qu'il donne à Jésus, alors que Satan , dans le Paradis perdu, est admirable, courageux, fier,  risque-tout, refusant de supplier, de mendier.... un homme quoi, pas une lavette !

    Quel est le sens de ce poème ? on va le dire ici brièvement.

    Satan en révolte contre "Dieu", dans "Paradise lost", c'est l'homme en guerre, en rébellion contre la Nature !

    il arrive donc que Satan est le Dieu véritable, l'Idée de l'Homme, et Jésus le faux Dieu, le lâche...tout s'explique ! telle était la volonté profonde de Milton, et c'est ce que tous les "croyants de la vraie foi" lui ont reproché à demi-mot.

    Mais bien entendu, nous sommes ici dans le poème, dans l'image de la vérité, pas la vérité (qui est  l'objet du mathème, pas du mythème ou du poème).

    La Nature n'est pas créée, il n'y a pas de "Dieu" créateur de la Nature, ni de Jésus : il n'y a que Satan, c'est à dire l'Homme-Dieu en lutte contre la Nature, jusqu'à ce qu'il la détruise complètement pour la remplacer par sa création...

    illustrons ces vues par quelques vers admirables du Livre 1 de Paradise lost...en anglais d'abord, puis traduction, voir :

    http://www.dartmouth.edu/~milton/reading_room/pl/book_1/index.shtml

    http://visualiseur.bnf.fr/Visualiseur?Destination=Gallica&O=NUMM-101389

    La Nature extérieure où l'Homme Dieu (Satan) est "jeté" : une fournaise, un cachot : l'Enfer même :

    "At once as far as Angels kenn he views
    The dismal Situation waste and wilde, [ 60 ]
    A Dungeon horrible, on all sides round
    As one great Furnace flam'd, yet from those flames
    No light, but rather darkness visible
    Serv'd onely to discover sights of woe,
    Regions of sorrow, doleful shades, where peace [ 65 ]
    And rest can never dwell,
    hope never comes
    That comes to all; but torture without end
    Still urges, and a fiery Deluge, fed
    With ever-burning Sulphur unconsum'd:
    Such place Eternal Justice had prepar'd [ 70 ]
    For those rebellious, here
    thir Prison ordain'd
    In utter darkness, and thir portion set
    As far remov'd from God and light of Heav'n"

    traduction :

    "D'un seul coup d'oeil, et aussi loin que perce le regard des anges, il voit le lieu triste dévasté et désert : ce donjon horrible, arrondi de toutes parts, comme une grande fournaise flamboyait. De ces flammes point de lumière, mais des ténèbres visibles servent seulement à découvrir des vues de malheur ; régions de chagrin, obscurité plaintive, où la paix, où le repos ne peuvent jamais habiter, l'espérance jamais venir, elle qui vient à tous ! Mais là des supplices sans fin, là un déluge de feu, nourri d'un soufre qui brûle sans se consumer.

    Tel est le lieu que l'Eternelle Justice prépara pour ces rebelles ; ici elle ordonna leur prison dans les Ténèbres extérieures ; elle leur fit cette part, trois fois aussi éloignée de Dieu et de la lumière du ciel que le centre de la création l'est du pôle le plus élevé. Oh ! combien cette demeure ressemble peu à celle d'où ils tombèrent !"

    Satan, l'Homme-Dieu, l'homme libre et fier tel que n'avons plus les couilles de l'être, nous autres les pauvres ombres post-modernes occidentales, va t'il pleurnicher, réclamer les jupes de sa mère, se plaindre d'être victime de discrimination , réclamer ses "droits", une augmentation de salaire, un peu de confort pour supporter son horrible sort (qui est le nôtre, dans cette "Nature" que les écologistes veulent "protéger") ?

    NON ! voici le discours qu'il tient : les paroles d'un Homme fier, refusant de se prosterner, acceptant le malheur et plus tard le risque de l'anéantissement éternel et de la perte de son immortalité donc (puisqu'il a une nature angélique, donc immortelle ) :

    il interpelle d'abord l'un des ses compagnons, le premier qu'il entrevoit : Beelzebub (le Seigneur des mouches, celui qui a donné son titre au roman de William Golding):

    "If thou beest he; But O how fall'n! how chang'd
    From him, who in the happy Realms of Light [ 85 ]
    Cloth'd with transcendent brightness didst out-shine
    Myriads though bright: If he Whom mutual league,
    United thoughts and counsels, equal hope
    And hazard in the Glorious Enterprize,
    Joynd with me once, now misery hath joynd [ 90 ]
    In equal ruin: into what Pit thou seest
    From what highth fall'n, so much the stronger prov'd
    He with his Thunder: and till then who knew
    The force of those dire Arms? yet not for those,
    Nor what the Potent Victor in his rage [ 95 ]
    Can else inflict, do I repent or change,
    Though chang'd in outward lustre; that fixt mind
    And high disdain, from sence of injur'd merit,
    That with the mightiest rais'd me to contend,
    And to the fierce contention brought along [ 100 ]
    Innumerable force of Spirits arm'd
    That durst dislike his reign, and me preferring,
    His utmost power with adverse power oppos'd
    In dubious Battel on the Plains of Heav'n,
    And shook his throne. What though the field be lost? [ 105 ]
    All is not lost; the unconquerable Will,
    And study of revenge, immortal hate,
    And courage never to submit or yield:
    And what is else not to be overcome?
    That Glory never shall his wrath or might [ 110 ]
    Extort from me. To bow and sue for grace
    With suppliant knee, and deifie his power,
    Who from the terrour of this Arm so late
    Doubted his Empire, that were low indeed,
    That were an ignominy and shame beneath [ 115 ]
    This
    downfall; since by Fate the strength of Gods
    And this Empyreal substance cannot fail,
    Since through experience of this great event
    In Arms not worse, in foresight much advanc't,
    We may with more successful hope resolve [ 120 ]
    To
    wage by force or guile eternal Warr
    Irreconcileable, to our grand Foe,
    Who now triumphs, and in th' excess of joy
    Sole reigning holds the Tyranny of Heav'n."

     

    So spake th' Apostate Angel

    soit en français :" Si tu es celui... mais combien déchu, combien différent de celui qui, revêtu d'un éclat transcendant parmi les heureux royaumes de la lumière, surpassait en splendeur des myriades de brillants esprits !... Si tu es celui qu'une mutuelle ligue, qu'une seule pensée, qu'un même conseil, qu'une semblable espérance, qu'un péril égal dans une entreprise glorieuse, unirent jadis avec moi et qu'un malheur égal unit à présent dans une égale ruine, tu vois de quelle hauteur, dans quel abîme, nous sommes tombés ! tant il se montra le plus puissant avec son tonnerre ! Mais qui jusque alors avait connu l'effet de ces armes terribles ? Toutefois, malgré ces foudres, malgré tout ce que le Vainqueur dans sa rage peut encore m'infliger, je ne me repens point, je ne change point : rien (quoique changé dans mon éclat extérieur) ne changera cet esprit fixe, ce haut dédain né de la conscience du mérite offensé, cet esprit qui me porta à m'élever contre le Plus Puissant entraînant dans ce conflit furieux la force innombrable d'esprits armés qui osèrent mépriser sa domination : ils me préférèrent à lui, opposant à son pouvoir suprême un pouvoir contraire ; et dans une bataille indécise, au milieu des plaines du Ciel, ils ébranlèrent son trône.

    " Qu'importe la perte du champ de bataille : tout n'est pas perdu. Une volonté insurmontable, l'étude de la vengeance, une haine immortelle, un courage qui ne cédera ni ne se soumettra jamais, qu'est-ce autre chose que n'être pas subjugué ? Cette gloire, jamais sa colère ou sa puissance ne me l'extorquera. Je ne me courberai point, je ne demanderai point grâce d'un genou suppliant ; je ne déifierai point son pouvoir, qui par la terreur de ce bras a si récemment douté de son empire. Cela serait bas en effet, cela serait une honte et une ignominie au-dessous même de notre chute, puisque par le destin, la force des dieux, la substance céleste ne peut périr ; puisque l'expérience de ce grand événement, dans les armes non affaiblies, ayant gagné beaucoup en prévoyance, nous pouvons, avec plus d'espoir de succès, nous déterminer à faire, par ruse ou par force, une guerre éternelle, irréconciliable, à notre grand Ennemi, qui triomphe maintenant, et qui, dans l'excès de sa joie, régnant seul, tient la tyrannie du Ciel. "

    et plus loin : Satan accepte sans broncher sa situation de proscrit : là du moins nous serons libres, sans seigneur, sans chef, sans devoir obéir et servir...

    ou, comme le dit Brunschvicg :

    "Dira-t-on que nous nous convertissons à l'évidence du vrai lorsque nous surmontons la violence de l'instinct, que nous refusons de centrer notre conception du monde et de Dieu sur l'intérêt du moi ? ou sommes-nous dupes d'une ambition fallacieuse lorsque nous prétendons, vivants, échapper aux lois de la vie, nous évader hors de la caverne, pour respirer dans un monde sans Providence et sans prières, sans sacrements et sans promesses ?"

    la caverne c'est la Nature, l'enfer de Milton, ou Dante (un romancier noir américain avait décrit les USA dans un roman appelé "Le système de l'enfer de Dante")

    la philosophie, la Mathesis, nous permet d'échapper vivants aux lois de la vie, d'échapper, êtres naturels, aux lois de la nature....en les prescrivant comme "lois de la physique mathématique".

    On a beaucoup glosé sur la fameuse thèse cartésienne de la "création par Dieu des vérités éternelles"...

    dans notre système, il s'agit tout simplement de la création de la Mathesis universalis, donc des vérités éternelles de la mathématique et de la physique, par le Dieu-Raison, l'Homme -Dieu...

    tout s'éclaire...et le Dieu infini et incompréhensible de Descartes (resté trop chrétien) doit être réinterprété comme l'Idée (infinie) de l'Homme et de sa tâche infinie : la Mathesis universalis (la "science admirable" de Descartes)...

    mais lisons ces vers de Milton , les plus beaux sans doute en langue anglaise...

    "Is this the Region, this the Soil, the Clime,
    Said then the lost Arch-Angel, this the seat
    That we must change for Heav'n, this mournful gloom
    For that celestial light? Be it so, since he [ 245 ]
    Who now is
    Sovran can dispose and bid
    What shall be right: fardest from him is best
    Whom reason hath equald, force hath made supream
    Above his equals. Farewel happy Fields
    Where Joy for ever dwells: Hail horrours, hail [ 250 ]
    Infernal world, and thou profoundest Hell
    Receive thy new Possessor: One who brings
    A mind not to be chang'd by Place or Time.
    The mind is its own place, and in it self
    Can make a Heav'n of Hell, a Hell of Heav'n. [ 255 ]
    What matter where, if I be still the same,
    And what I should be, all but less then he
    Whom Thunder hath made greater? Here at least
    We shall be free; th' Almighty hath not built
    Here for his envy, will not drive us hence: [ 260 ]
    Here we may reign secure, and in my choyce
    To reign is worth ambition though in Hell:
    Better to reign in Hell, then
    serve in Heav'n."" Est-ce ici la région, le sol, le climat, dit alors l'archange perdu, est-ce ici le séjour que nous devons changer contre le Ciel, cette morne obscurité contre cette lumière céleste ? Soit ! puisque celui qui maintenant est souverain peut disposer et décider de ce qui sera justice. Le plus loin de lui est le mieux, de lui qui, égalé en raison, s'est élevé au-dessus de ses égaux par la force. Adieu, champs fortunés où la joie habite pour toujours ! Salut, horreurs ! salut, monde infernal ! Et toi, profond Enfer, reçois ton nouveau possesseur. Il t'apporte un esprit que ne changeront ni le temps ni le lieu. L'esprit est à soi-même sa propre demeure ; il peut faire en soi un Ciel de l'Enfer, un Enfer du Ciel. Qu'importe où je serai, si je suis toujours le même et ce que je dois être, tout, quoique moindre que celui que le tonnerre a fait plus grand ? Ici du moins nous serons libres. Le Tout-Puissant n'a pas bâti ce lieu pour nous l'envier ; il ne voudra pas nous en chasser. Ici nous pourrons régner en sûreté ; et, à mon avis, régner est digne d'ambition, même en Enfer ; mieux vaut régner dans l'Enfer que servir dans le Ciel."

    L'esprit est à soi même sa propre demeure : ce que peut m'apporter la Nature extérieure n'est rien, ne vaut rien, seul compte l'esprit, mon esprit....mon jugement !

    on n'a guère de peine à reconnaitre ici tout ce qui a été développé dans les articles précédents....

    le Dieu  "égalé en raison" mais que la force a rendu suprême : c'est tout simplement la Nature extérieure, ce que nous n'avons pas fait par nous mêmes (et qui n'a été créée par aucun Dieu)

    Nature qui peut certes toujours nous détruire (mais n'a aucun but ni désir ni volonté), un astéroîde fracassant notre planète y suffit amplement...Nature, Univers qui nous écrase...

    mais Brunschvicg nous dit alors :

    "de la vie qui fuit avec le temps la pensée a fait surgir un ordre du temps qui ne se perd pas dans l'instant du présent, qui permet d'intégrer à notre conscience toutes celles des valeurs positives qui se dégagent de l'expérience du passé, celles là même aussi que notre action réfléchie contribue à déterminer et à créer pour l'avenir. Rien ici qui ne soit d'expérience et de certitude humaines. Par la dignité de notre pensée nous comprenons l'univers qui nous écrase, nous dominons le temps qui nous emporte; nous sommes plus qu'une personne dès que nous sommes capables de remonter à la source de ce qui à nos propres yeux nous constitue comme personne...."

    la raison, la pensée nous "égale" en dignité à la Nature qui nous écrase...

    nous égale ? non, il faut ici quitter le poème !

    nous rend infiniment supérieurs à la Nature, qui peut certes nous anéantir, qui le fera, mais qui jamais ne peut nous enlever la dignité de notre jugement, de notre raison !

    Dieu, Idée de l'Homme, est Esprit, Pensée infinie !

    Mathesis universalis !

    nous ne devons pas être des cartésiens honteux : oui, la science , la philosophie nous rend maîtres et possesseurs de la Nature , ce qui veut dire :

    La Nature est jugée

    celui qui juge est infiniment supérieur à la chose jugée.... même s' il arrivera que la "chose" le fracasse et l'anéantisse...

    "j'ai vu le ciel s'éteindre comme une Pensée" (Kazantzaki)

     


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :