• Dieu contre Dieu : universalité et singularité

    J'ai déjà parlé du jugement de Frédéric Worms sur l' opposition entre Dieu des philosophes et des savants et Dieu d'Abraham (ou, en général, Dieu de la foi et des cultes collectifs), qu'il juge à la fois indépassable et dépassé, et qu'il avait introduit en citant Brunschvicg, qui dans l'avant propos de son dernier livre, "Héritage de mots héritage d'idées" affirme :

    Dieu lui-même livre combat à Dieu, lorsqu'un Blaise Pascal, au moment crucial de sa vie religieuse, nous somme de nous décider entre le Dieu de la tradition judéo-chrétienne et le Dieu d'une pensée universelle : « Dieu d'Abraham, Dieu d'Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des savants. »

    Selon Frédéric Worms, Brunschvicg a tort de "rabattre" purement et simplement le Dieu d'Abraham sur une "tradition judeo-chrétienne" : il caractérise plutôt le conflit, qu'il reconnaît, comme se déroulant entre le Dieu de la pensée universelle (de la raison) et le Dieu qui nous connaît et nous reconnaît chacun dans notre singularité indicible.

    Cette lutte est indépassable parce que toujours l'humanité sera soumise à l'attraction de ces deux pôles; il est dépassé de nos jours parce que cette lutte doit céder la place à l'union sacrée, au front commun de la foi et de la raison contre le Dieu des guerres de religion, des fanatismes.

    Mais est il si sûr que toujours l'humanité, l'homme vivant, concret, aura besoin à la fois de l'universel et d'être reconnu dans sa singularité essentielle, par un Dieu, forcément, car jamais cette reconnissance ne pourra être le fait de tous ses frères humains...ne serait ce que parce que nous ne pouvons pas "sonder les coeurs", ni connaître l'essence d'un autre être...

    que nous ayions tous besoin de voir notre singularité reconnue, ou, pour m'exprimer comme les vedettes de la chanson, que nous ayions tous "besoin d'amour" Mort de rire, c'est un fait indéniable...

    mais peut on, doit on, conclure d'un besoin subjectif (même commun à tous) à LA réalité suprême qui doit caractériser tout ce qui touche à Dieu ?

    cette polarisation entre singulier et universel peut et doit être médiatisée par ce qui se trouve entre les deux : le particulier, comme chez Hegel, c'est à dire ce qui concerne les peuples, les "communautés" etc...

    On dira alors que le rapport (ineffable, dont on ne peut rien dire, puisque seul "Dieu" pourrait le dire) entre la singularité de chacun et l'universel qu'est Dieu passe par le rapport qu'il entretient avec sa communauté, sa particularité religieuse.

    Seulement nous nous trouvons alors immédiatement en présence de ce qui devait être l'adversaire commun, le Dieu des guerres de religion, puisque l'on sait que certaines "communautés particulières" n'ont de cesse d'universaliser (ce qui veut dire en l'occurrence : décréter que ce rapport est le seul valable, et que toute l'humanité doit se convertir à ses modalités)  leur rapport particulier à Dieu, comme c'est le cas par exemple en ce moment de l'Islam, et comme cela a été le cas il y a longtemps du judaïsme, et il y a pas très longtemps du christianisme...

    Nous faisons donc ici le choix, fondateur, de rompre avec cette logique tripartite : singulier, particulier, universel.

    Il n'y a de Dieu que Dieu, et c'est le Dieu de la Raison universelle des esprits, qui ne nous connaît aucunement par notre "nom", et que nous ne pouvons appeler par un "nom" : Dieu des philosophes et des savants.

    Telle est notre "shahaddah", dans ce que nous appelons un "Islam des philosophes et des savants" qui était déjà, pour ce que j'en sais, celui d'Averroès (Ibn Rushd), un Islam qui n'a absolument rien à voir avec l'Islam coranique du Prophète  Mohammed (cf http://islamspirituel.blogg.org )

    et que nous pourrions aussi bien appeler un christianisme, ou un judaïsme, de philosophes et de savants.

    Car si nous n'accordons plus aucun crédit aux "livres" prétendûment "Saints" (Bible ou Coran), qu'est ce qui pourra encore nous séparer en trois "traditions" ?

    rompre avec le particulier et le particularisme, c'est d'ailleurs rompre avec les traditions populaires pour "se trouver soi même", non pas dans sa singularité ineffable mais dans l'esprit universel où nous nous rejoignons tous, ou plutôt où nous devons nous rejoindre, au sommet de l'Unité.

    Une unité qui n'a rien de mystique ni de transcendant, mais opère dans la vie quotidienne, pourvu que celle ci soit consacrée à l'exercice de la raison et à la rupture avec les superstitions collectives et ethniques : prières, régimes alimentaires, signes vestimentaires "symboliques" comme le voile islamique des femmes... tout ceci n'a plus cours dans le monde futur ("'Olam la bo") enièrement gouverné par la raison et elle seule...

    et notre si précieuse "singularité, que nous voulons toutes et tous tellement voir reconnue, mais plus encore : admirée, mise sur un piédestal...ne nous rendant même pas compte de la contradiction profonde que ce sentiment recouvre : rendre public ce qui par définition ne peut être public, mais singulier et ineffable...

    Cette faiblesse, humaine trop humaine, doit être surmontée : telle est la condition de l'accès au sanctuaire de la Raison universelle, de la Mathesis universalis.

    Brunschvicg est ici très clair, et n'offre aucune échappatoire, aucun accomodement, en interprétant certaines maximes évangéliques de la seule façon possible philosophiquement : "rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu", "il faut qu'il croisse et que je diminue", "qui veut sauver sa vie la perdra", tout ceci montre la nécessité absolue de la "pauvreté en esprit", qui ne se limite pas mais implique d'ailleurs la rupture avec l'idolâtrie des objets matériels, c'est à dire la pauvreté matérielle et financière...

    tant il est vrai qu'il est plus facile à un chameau de passer par le chas d'une aiguille qu'à un riche d'entrer dans le royaume des cieux....

    on m'excusera pour les fautes du copiste, mais je ne suis guère connaisseur en textes évangéliques !

    Nous répondons donc à Frédéric Worms que le Dieu de la singularité des consciences, soit d'après lui le Dieu d'Abraham, est une faiblesse qui doit être surmontée dans un ascétisme de la pensée et un héroïsme de la Raison.

    C'est à dire, en d'autres termes : une Idole.

    L'homme est quelque chose qui doit être surmonté : la maxime nietzchéenne ne veut selon nous rien dire d'autre... et nous avons déjà noté le sens profondément moral de la philosophie de Nietzsche, contre l'avis de Nietzsche lui même...

    Surmonter l'homme , se défaire soi même pour se trouver soi même dans son universalité , tel est la voie proposée par la philosophie de Brunschvicg qui n'est autre que la voie du chriatianisme authentique, le christianisme (ou l'Islam) des philosophes et des savants.

    Cela consiste à rompre avec l'amour du fini, avec la complaisance envers soi même comme fini, envers sa "singularité si précieuse et si vaine, en se "définitisant" pour accéder à l'infini de la pensée, à la puissance de la Pensée , libérée de sa captation par l'amour de soi, du soi fini.

    Mourir avant de mourir pour ne pas avoir à goûter la mort, la "seconde mort". Cette "mort" (qui n'a rien de mystique mais est activité pure de la raison) grâce à laquelle seule nous pouvons être affranchis de la mort, c'est ce que les mystiques appellent "seconde naissance", et à laquelle aussi nous invite Brunschvicg (toujours dans l'avant-propos du livre "Héritage de mots, héritage d'idées"):

    «S'exercer à entrer dans la pensée de ceux qui ne pensent pas comme nous, c'est susciter l'effort méthodique qui nous rapprochera de notre but essentiel, la conquête de l'être intérieur. N'est-ce pas la caractéristique de l'ordre spirituel que les richesses reçues du dehors n'y prennent de valeur véritable qu'une fois retrouvées et comme créées à nouveau ? Les thèmes d'imitation doivent se transformer en versions originales. Le salut est au prix d'une seconde naissance, qui seule ouvre le royaume de Dieu.»

    De cette "seconde naissance" à laquelle toute l'humanité est conviée, il dit ailleurs que le "Discours de la méthode" de Descartes est le traité, encore valable pour tout le monde aujourd'hui

    mourir avant de mourir , mourir à son "soi même fini" pour naître à nouveau à "soi même" comme "servant" de l'infini des Idées : c'est à dire en somme  quitter l'Egypte pour accéder à la Terre promise qui est aussi terra incognita des Idées, c'est à dire des guerres et des aventures d'idées.

    Car ma singularité si "précieuse", si inestimable, dans quelques années elle sera estimée pour ce qu'elle est : un néant. Le Mal, c'est la poursuite du néant, de la vanité..c'est ce que nous faisons tous  !

    So Fuzon call'd all together
    The remaining children of Urizen:
    And
    they left the pendulous earth:
    They called it Egypt, & left it.

    alors Fuzon rassembla le reste des enfants d'Urizen

    et ils quittèrent la terre oscillante

    ils l'appelèrent Egypte, et ils la quittèrent

    (William Blake, Premier livre d'Urizen)

     


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :