• Deux cours inédits de Brunschvicg sur Descartes et Spinoza

    Le web abonde en petits bijous cachés mais que peut débusquer une exploration patiente, et il est par là même justifié quand même .

    En voici un nouvel exemple avec ce recueil "La tradition philosophique et la pensée française" qui regroupe des cours donnés à l'Ecole des hautes études en sciences sociales dans les années 1920 :

    http://www.archive.org/details/latraditionphilo00pariuoft

    (la version "djvu" semble la plus pratique à visionner, je n'arrive pas à lire la version pdf).

    Les articles sur le néoplatonisme, Maine de Biran, Ravaisson et Boutroux, Cournot ou Hamelin retiennent bien sûr l'attention du "chercheur cheminant sur le chemin de la spiritualité véritable", mais ce seront évidemment les articles du Maître sur Descartes (page 48) et Spinoza (page 59) qui nous intéresseront au premier chef. Quand les pépites d'or paraissent, l'argent devient semblable au plomb...

    Brunschvicg n'a jamais voulu dissocier Spinoza de Descartes, et c'est l'une de ses spécificités , notamment par rapport aux "spinozistes" influencés par Constantin Brunner qui voudraient ne pas jeter le bébé (spinoziste) avec l'eau cartésienne du bain , ou plutôt savourer l'amande spinoziste en jetant l'écorce cartésienne.

    Bien sûr Brunschvicg est d'abord spinoziste, voyant dans la "vraie philosophie" de Spinoza la pure doctrine de l'unité à laquelle Descartes a été empêché de parvenir par... par quoi au fait ? sans doute par les préjugés qui lui restaient du christianisme, et là nous ne parlons pas du "christianisme de philosophes" qu'est selon Brunschvicg la philosophie de Spinoza mais du christianisme tout court, auquel Descartes est toujours resté fidèle, et  non pas par peur des persécutions comme on le dit souvent à tort...

    mais il est clair que sans Descartes pas de Spinoza ! les deux doivent être unis dans la même vénération par toutes les générations de chercheurs en spiritualité. Et Brunschvicg ne manque jamais à cette double fidélité...

    On cite souvent, pour s'en moquer, l'aveu de Descartes qu'il "est toujours resté fidèle à la religion de sa nourrice", à savoir le catholicisme, en réponse à un protestant qui le pressait de se convertir. Mais cette citation apparait comme une énigme, si toutefois l'on considère que Descartes, le symbole même du rationalisme pur et dur, ne parlait jamais pour ne rien dire, et manifestait dans toutes ses paroles une exigence de cohérence et de clarté.

    Car Descartes est aussi le philosophe, "héros de la pensée pure" selon Hegel, qui a tracé avec le plus de force la nécessité absolue de rompre avec tous les "préjugés inculqués pendant l'enfance par les précepteurs et les nourrices" (ce qui est, soit dit en passant, une nette condamnation des religions sociologiques et de l'illusoire liberté de croyances religieuses si chère au relativisme politiquement correct actuel).

    Comment concilier ces deux exigences ? fidélité à la religion de sa nourrice d'un côté ; rupture avec les préjugés inculqués par la nourrice de l'autre côté !

    Je ne vois qu'une seule solution, si encore une fois Descarters doit être absous de toute accusation de pusillanimité et d'incohérence.

    C'est que les religions, ou plutôt les contes de nourrice, qui enchantent notre enfance, et la pensée virile et adulte de la philosophie, qui est aussi LA religion universelle, le spiritualisme religieux indissolublement uni (par Dieu ? ) au rationalisme scientifique, ne se situent pas au même "niveau", et ne sauraient donc se trouver en opposition , en concurrence ou en comparaison. Les religions "sociologiques" (dont on hérite à la naissance) c'est pour tout le monde, y compris d'ailleurs la "religion" se caractérisant par une absence à peu près totale de pensée que l'on appelle "athéisme", et qui se résume à "sexe bouffe vacances bon temps et après moi le déluge" (mais il y a un athéisme philosophique, celui de Kojève par exemple); l'effort viril de la pensée de se démarquer des attaches du groupe tribal, cela est réservé à ceux qui veulent bien se donner la peine de ce travail et d'endurer la solitude qui en découle à peu près automatiquement. C'est à dire, en droit, réservé à tout le monde.

    Mais il y a plus dans les réflexions de Descartes : car s'il vaut mieux "rester fidèle à la religion de sa nourrice" (ou, disons, de sa naissance) c'est qu'il n'y a aucun sens à se convertir à une autre. Toutes se situent sur le même plan, celui des rites, des prières, des traditions, des cultes, des cérémonies de pseudo-initiation.

    Un plan qui n'a aucune attache, aucun passage au plan de la vérité, qui est celui propre à la pensée, c'est à dire à LA religion, qui n'a rien de commun avec les religions (ethniques).

    Descartes nous dit ainsi que les conversions religieuses (de la religion dont on a hérité à la naissance vers une autre ) sont de fausses conversions, et s'opposent totalement à la "conversion véritable" dont parle Brunschvicg : conversion à la philosophie et à la science, conversion à la Raison, au Dieu des philosophes et des savants.

    On comprend ainsi que Brunschvicg revient toujours, tout au long de sa longue vie philosophique, à Descartes et à Spinoza, à ces deux là plus qu'à tout autre, même à Malebranche et Fichte, dont il souligne par ailleurs l'importance cruciale.

    Ces deux cours de Brunschvicg, qui datent si je ne me trompe de la même époque que "Philosophie de l'esprit" (1922), ouvrage capital s'il en fût, mérite une lecture attentivie et un commentaire détaillé. aujourd'hui, pris par le temps, je me contenterai de passer des citations du début de l'article sur Descartes à celle de la fin de celui sur Spinoza, qui mettent une nouvelle fois en lumière le cycle de procession -conversion :

    «Avec le cartésianisme, on ne peut plus parler de tradition au sens propre du mot. Nous rentrons chez nous, suivant la parole de Hegel»

    «ainsi, après Spinoza, et provoquées par la divulgation de la pensée cartésienne, se poseront les questions d'où devaient surgir les progrès ininterrompus de la réflexion critique et de la science positive. Mais ces progrès même ont maintenu inébranlable, ont rendu plus éclatante peut être, l'intuition de vérité dont nous sommes redevables à Descartes et Spinoza, et qui demeure pour nous juge de toutes les vérités et de toutes les intuitions : l'unité intime, indissoluble, et sans laquelle la philosophie ne vaudrait pas une heure de peine, entre le rationalisme scientifique et le spiritualisme religieux»

    L'importance de cette dernière phrase pour le chercheur de spiritualité véritable (ce qui exclut les mystiques aaussi bien que les occultismes et pseudo-ésotérismes) ne saurait être surestimée : car nous disposons ici, sinon d'un juge, en tout cas d'un critère pour mettre en ordre et évaluer tout ce qui pourra se présenter comme "vérité". Un tel critère est sans commune mesure avec ce que l'on appelle un axiome : il juge les axiomes et les différents systèmes axiomatiques.

    Et il permet en particulier la démarcation vis à vis des "positivistes" à la Sokal et Bricmont.

    Car si nous adhérons pleinement à la destruction féroce (et humoristique) des faux savoirs pseudo-philosophiques qui se donnent un air mathématique et une fausse autorité, comme d'ailleurs à la contamination des sciences par les sectes ou les pseudo-spiritualités, il reste que nous ne saurions nous associer à la condamnation sans appel (et sans procès) de toute union du rationalisme scientifique avec LE spiritualisme religieux. Car si l'union véritable et indissoluble de ces deux domaines, qui est celle montrée par Brunschvig et réalisée par lui tout au long de son oeuvre, est empêchée ou refusée , alors se produit ou se reproduit ce qui s'est passé au 18 ème siècle, et qui aboutit aux monstres déchaînés du matérialisme (dogmatique et métaphysique aussi bien que "dialectique"), puis du nihilisme ou du fanatisme religieux qui menacent actuellement l'humanité d'une complète ruine, d'un destin d'anéantissement spirituel : je veux parler de la catastrophe de la séparation de la technoscience devenue complètement autonome et de la philosophie.

     


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