• Brunschvicg, dans les pages consacrées à Platon au tome 1 du "Progrès de la conscience dans la philosophie occidentale", pose en termes clairs le problème du platonisme, qui coïncide avec une aporie , une impasse où s'est enlisée toute la civilisation occidentale , c'est à dire toute la civilisation:

    http://classiques.uqac.ca/classiques/brunschvicg_leon/progres_conscience_t1/brunschvicg_progres_conscience_t1.rtf

    Le problème de la société athénienne , qui marque le début de la civilisation, est aussi le nôtre, tel que l'analyse par exemple de façon géniale un romancier comme Hermann Broch  : dissolution et déclin des normes et des valeurs, intellectuelles-morales, sous les coups de boutoir de l'appétit pour les biens sensibles, les richesses, les honneurs, les plaisirs;

    "Tel est le problème qui donne naissance à l’œuvre platonicienne. Les termes en sont admirablement précisés par un texte central de l’Apologie : « Quoi, cher ami, ne cesse de répéter Socrate à chacun de ses concitoyens, tu es Athénien, tu appartiens à une cité qui est renommée la première pour sa science (σοφία) et sa puissance ; et tu n’as pas honte de consacrer tes soins à ta fortune pour l’accroître le plus possible, et à ta réputation et à tes honneurs, tandis que la pensée (φρόνησις), la vérité, tandis que l’âme qu’il s’agirait d’améliorer sans cesse, tu ne leur donnes aucun soin, tu n’y penses même pas. » (29 d e.)

     Ce problème, seul Platon le pose de façon juste et en termes rigoureux, et  c'est là la grandeur éternelle du platonisme, sa force d'impact encore aujourd'hui, et plus que jamais aujourd'hui (et Badiou a bien eu raison de consacrer encore cette année son séminaire à Platon). Les contemporains et les "suiveurs" de Platon régressent dans le mythe et la théologie d'inspiration militariste:

    "C’est à quoi les socratiques ne pouvaient réussir. Chez Antisthène comme chez Aristippe, l’aspiration à l’autonomie se retourne, contre l’intention de Socrate, jusqu’à ébranler et l’autorité de la loi scientifique qui établit entre les esprits une liaison interne et solide, et le crédit de la loi politique qui maintient l’ordre dans les communautés établies, tandis que Xénophon rétrograde jusqu’au stade théologico-militaire, dont l’empire perse lui avait offert l’image, abaisse le jugement de la raison sous le double conformisme de la tradition religieuse et de l’institution sociale."

    Les forces de discipline et de dévouement auxquelles Athènes avait dû sa prospérité d’ordre intellectuel et d’ordre matériel, elle les a laissées se dissoudre par l’effet même de cette prospérité, dans l’appétit de jouissance et d’ambition qui s’est développé avec la victoire sur l’Asie. Ce qu’il faut donc, c’est susciter dans la cité un amour fervent pour les valeurs spirituelles : φρόνησις, αληθεια, ψυχή, sans pourtant accentuer le divorce entre la vie politique, livrée par l’affaissement des mœurs démocratiques aux intrigues des tribuns ou des tyrans, et la vie morale, fondée sur la conscience que l’individu prend de sa puissance d’affranchissement intérieur.

    Platon se refuse à poser ainsi l’alternative. Au point de départ de sa pensée, il y a cette intuition profonde et prophétique : le salut d’Athènes et l’intérêt de la civilisation sont inséparables. Athènes ne peut être régénérée que par des homme capables de faire servir aux disciplines de la vie collective la certitude incorruptible de la méthode scientifique "

    Mais, comme il arrive souvent, comme il arrive toujours, Platon est (ou plutôt devient) l'ennemi de Platon, en ce qu'il s'arrête "au milieu du gué" :

    "La pensée platonicienne semble ainsi achever son cycle en se retournant contre elle-même. Elle avait eu pour ressort initial le souci de rigueur, le scrupule d’intelligence, que crée la réflexion sur les sciences exactes.....

    A l’Idée du Bien qui est la divinité en esprit et en vérité, selon la science et selon la philosophie, va  s’opposer le Dieu de la dialectique synthétique, le Démiurge, fabricant du monde, qui est lui-même de fabrication mythologique."

    Platon se met à mythologiser (par exemple dans République avec la fable d'Er, dans Timée...).  Pourquoi ?

    on pourrait ici invoquer la notion d'entropie appliquée à la philosophie, souvenons nous des phrases bouleversantes de Nietzsche à la fin d'Aurore, quand il décrit le destin des "aéronautes de l'esprit", cédant à la fatigue au milieu de leur traversée de l'Océan et heureux de trouver un récif où se reposer : "à toi aussi cela arrivera, comme à moi".

    Mais c'est aussi, et d'abord, parce que la science de son temps n'est pas assez développée pour permettre l'édification d'une mathesis universalis : il faudra pour cela attendre Descartes.

    "Mais, une fois que le philosophe a pris conscience des conditions qui lui permettent d’affirmer la validité d’un raisonnement ne lui devient-il pas impossible de passer par-dessus ces conditions pour présenter comme rigoureusement établi ce qui en réalité ne l’est point ? Savoir et dire qu’en s’appuyant sur les méthodes infaillibles de la géométrie on a fondé le progrès ascendant d’une dialectique, qui d’antithèse en antithèse, parvient à l’Unité de la thèse inconditionnelle, c’est savoir en même temps que ces mêmes méthodes font défaut lorsqu’il s’agit de retourner le sens de la dialectique, et de faire concourir l’intelligible à l’explication du sensible. Or, ce que Platon sait, il le dit. La physique véritable doit être une physique mathématique, capable de résoudre effectivement l’intuition mécaniste de Démocrite en combinaisons de rapports géométriques qui affronteraient victorieusement l’épreuve de la réalité. En utilisant « par un raisonnement assez insolite » les maigres ressources de la science de son temps, Platon fait œuvre de prophète plus que de précurseur : il délimite du dehors le terrain où s’élèvera l’édifice de la pensée moderne. Mais précisément la forme mythique du Timée atteste à quel point Platon a eu la claire conscience des exigences inhérentes à la méthode scientifique, et de la distance qu’elles mettaient entre l’esquisse d’une solution et la solution elle-même."

    Seulement, il semble que cette explication, assez rassurante, ne suffise pas : il s'agit dd'avoir le courage de regarder la réalité en face, et cette réalité, la nôtre, celle de ces derniers jours, mois, ou années, est rien moins que rassurante ou exaltante: depuis l'imbécilité galopante de ces foules abjectes qui pleurent le "pauvre, si pauvre Mickael Jackson" jusqu'à la révélation de l'escroquerie généralisée sur laquelle est fondé le capitalisme financier américain, et donc mondial..

    Posons une bonne fois la question :

    comment se fait il que l'intelligence de la science moderne, qui quoiqu'on en dise est accessible, en Occident tout au moins, à tous ceux qui veulent bien faire l'effort d'y accéder (ce qui certes représente un effort considérable), que cette intelligence donc ait produit autant de bêtise et de "passions tristes" ?

    C'est ici à mon sens que doit se situer la nécessaire et difficile prise de conscience de l'aporie de la condition humaine, de toute condition humaine qui est, puisque l'homme est un être social, celle de toute vie en société : l'inadéquation de la politique de masse et de la philosophie rationnelle. Brunschvicg la dépeint, de manière implicite , dans les développements regroupés sous le titre "philosophie et politique" (27-28-29  sq ):

    "29. Mais voici, au-dessous du plan idéaliste, une question qui, tout étrangère qu’elle est à la pure philosophie, va s’imposer au patriotisme de Platon, pour infléchir la courbe de sa carrière et de sa pensée. La sagesse du philosophe qui s’est retiré du monde pour vivre dans l’imitation de Dieu a, comme contre-partie inévitable, la maladresse et la gaucherie qui le mettent hors d’état de s’appliquer aux affaires de la vie pratique, qui font de lui, comme jadis de Thalès, la risée d’une servante thrace. (Théétète, 174 a.) Est-il légitime de se résigner à cette séparation de la vertu philosophique et de la réalité sociale, qui s’est traduite, dans l’histoire d’Athènes, par des événements tels que la condamnation de Socrate ? N’est-ce point manquer à l’intérêt de l’humanité que de l’abandonner aux opinions absurdes et aux passions désordonnées de la multitude ? et la misanthropie n’est-elle point, en définitive, un péché contre l’esprit, au même titre que la misologie ? (Phédon, 89 b.)"

    En d'autres termes: comment aider la foule à quitter les dieux des religions tribales, ethniques, populaires, pour le Dieu-Raison des philosophes et des savants , sans non plus courir le risque de les faire tomber dans les rets de l'athéisme et du nihilisme (qui est celui de l'Occident actuel) ?

    Or Platon n'a pas la réponse....et Brunschvicg non plus... pas plus que Confucius, Bouddha, Badiou, Mao, Lénine, Mussolini, Sarkozy  ou Obama....personne ne l'a !

    "Mais ici encore intelligence oblige : la rigueur de la méthode sur laquelle Platon avait fondé l’ensemble de ses vues théoriques lui interdisait de fermer les yeux sur l’exacte portée des applications dont elles étaient encore susceptibles. De même que l’arithmétique et la géométrie de son temps ne lui paraissaient pas en état de porter le poids d’une physique positive, même de limiter à sa zone de positivité le système des mathématiques, qu’elles l’obligeaient à le prolonger en une dialectique des Idées, de même il a été le premier à reconnaître qu’une doctrine sociale, fondée sur une discipline de la raison, ne pouvait pas devenir d’elle-même populaire, en raison des caractères internes qui en conditionnent la structure et en justifient la vérité. La pédagogie platonicienne, de par la nature même de son problème, est au rouet, puisqu’elle demande à s’appuyer sur les instruments qu’elle à pour tâche de créer.

    Dès lors, s’il est décevant d’attendre que la justice procède spontanément de la sagesse, et s’il est pourtant interdit de désespérer du salut de l’humanité, il faudra, bon gré, mal gré, consentir à se placer en dehors du centre lumineux de l’intelligence, et se résigner à escompter les moyens de fortune grâce auxquels peut-être on verra converger vers l’hégémonie de la sagesse les conditions de la réalité physique et de la réalité sociale. « Toutes les grandes choses sont hasardeuses, ou, comme on dit, toutes les belles choses sont difficiles dans la réalité. » (Rép., VI, 497 d.) A moins que les souverains ne se trouvent convertis à la philosophie véritable par une inspiration venue des Dieux, l’avènement de l’État juste suppose qu’une nécessité (νάγκη) s’exerce sur le sage, mais cette fois de bas en haut, et pour opérer comme une conversion à rebours. Il ne s’agira de rien moins que de le contraindre à devenir ouvrier divin (δημιουργός) de tempérance, de justice, de vertu politique en général. (VI, 500 d.)"

    Or, si du moins nous choisissons le Dieu des philosophes plutôt que le Dieu d'Abraham (puisque nous savons après avoir lu Brunschvicg qu'ils sont inconciliables) nous savons (et non pas nous croyons) qu'il est vain d'attendre une inspiration venue des Dieux : c'est à nous de faire tout le travail, c'est à nous de "faire être" le Dieu véritable, c'est à dire le Dieu qui est la Vérité, par notre travail infini de recherche de la Vérité qui s'appelle philosophie véritable, ou mathesis universalis.
    Car souvenons nous de la formule "magique" (il faut bien une magie quelque part, même chez les rationalistes impénitents) de Brunschvicg, que nous gagnerions à nous répéter tous les matins au lever et tous les soirs au coucher :
     
    "la vérité est, le bien est, Dieu est" : telel est la triple formule du scepticisme, de l'immoralisme et de l'athéisme

    Si nous comptions sur l'inspiration et l'aide divine c'est que Dieu serait : or Dieu n'est pas, il doit être (de par notre travail infini).

    L'acheminement vers le Dieu des philosophes et des savants, qui est pure lumière intellectuelle et pure intériorité, ne peut se faire que par un choix libre : le libre choix entre raison et violence.

    C'était déjà la prémisse-axiome d'Eric Weil dans "Logique de la philosophie".

    La liberté, ce n'est pas le libre arbitre, ce n'est pas la liberté de "faire ce qui me plait" : la seule liberté qui ait sens, c'est le liberté de penser, c'est à dire la libre recherche de la vérité. Seul un être faillible, libre de se tromper, peut rechercher, et donc découvrir, la vérité.

    C'est là la différence abyssale entre le Dieu des philosophes et le Dieu des fables et des nuées, , le Dieu d'Abraham....

    On ne peut pas "convertir" les hommes à la Vérité, c'est à dire à la libre et désintéressée recherche de la vérité, contre leur gré. Sinon il y a violence , et c'est bien le diagnostic de Brunschvicg à propos du dernier platonisme :

    "Ainsi apparaît, dans l’ordre pratique, ce même appel à la violence qui prélude à l’œuvre de la synthèse spéculative. Le démiurge de la Cité, comme le démiurge de l’univers, se souvient des Idées pour les appliquer à une matière rebelle : il regarde vers les imaginations informes et les désirs tumultueux de la multitude, afin d’y faire pénétrer du dehors l’harmonie. Le recours à la dialectique aura donc lieu, désormais, non plus pour l’usage interne et pour la vérité, mais pour l’usage externe et pour l’autorité. La mathématique, instrument de la lumière spirituelle, destinée à éclairer et à ennoblir, est détournée de son application normale, utilisée afin d’éblouir et d’aveugler. L’homme qui aura le mieux déjoué les pièges sans cesse renaissants de l’imagination, rejeté les symboles illusoires de la poésie, qui aura mérité par là d’être promu, ou obligé, à la dignité de législateur, va, une fois devenu magistrat, produire une mythologie artificielle, et pousser l’ironie du philosophe jusqu’à imiter la majesté du prêtre, pour mieux en imposer aux foules crédules. Comme aux yeux du peuple précision vaut exactitude, il fera ce que font les auteurs de cosmogonies et d’Apocalypses, il dissimulera l’extrême fantaisie de l’invention sous l’extrême minutie du détail ; il forgera dans la République l’énigme auguste du nombre sacré. Et ce dialogue, qui devait transmettre à l’Occident l’héritage d’une méthode où s’appuient, sur la fermeté incorruptible de l’intelligence scientifique, la pureté de la spiritualité religieuse et la pureté de la pratique morale, a pour conclusion paradoxale l’imagination, avouée comme telle, d’une justice cosmique qui suivrait les cadres, qui reflèterait au dehors les exigences, de la justice sociale. La dégénérescence s’accentue encore de la République aux Lois qui marquent comme un renoncement de l’œuvre platonicienne à l’esprit du platonisme : « L’idéal de la République y semble abandonné. Il n’y est plus question, en effet, ni de l’éducation des philosophes, ni de leur gouvernement, qui rend les lois inutiles. Au contraire, comme dans le Politique, Platon proclame la nécessité de celles-ci, et il les établit jusque dans le plus minutieux détail, avec une recherche fréquente de l’exactitude mathématique... Enfin, en liant aussi étroitement qu’il l’a fait la loi à la religion, il ne satisfait pas seulement sa croyance profonde à l’universalité de l’ordre divin, il veut donner à la contrainte de la loi un surcroît d’efficacité, l’autorité propre d’une chose sacrée . »"


     

     Cette violence est toujours et encore notre destin humain trop humain !

    Car aucun régime politique, même affranchi des anciennes "lois religieuses", n'a trouvé la clef magique, le Sésame ouvre toi de l'affranchissement intellectuel et donc de l'amour universel entre les "frères et soeurs humains".

    tout s'est effondré : christianisme politique ou social, islam, boudhisme, hindouisme, communisme, fascisme, capitalisme...

    Et nous nous retrouvons, hébétés, au milieu du chaos et des ruines...

    pouvons nous compter sur un relèvement "miraculeux", par le libre choix de tous de la libre recherche rationnelle de la vérité ?

    je ne le crois pas, car non seulement les conditions n'en sont pas réunies, mais les conditions de l'attitude inverse, de l'asservissement généralisé aux instincts médiocres,, règnent...

    comme le disait Brunschvicg quelques temps avant la débâcle de 1940, où il fut emporté comme les autres, avant tous les autres :

    "le sommet s'élève, la base s'enfonce"


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